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CHRYSOSTOME ET EUDOXIE.


biens et des nomades, sans pouvoir espérer de demeure fixe. Le trouble et le désordre sont partout. Les uns signalent leur présence par le meurtre, l’incendie, la captivité des hommes libres ; d’autres, par le seul bruit de leur approche, déterminent les habitans à s’éloigner, à s’aventurer loin de leurs foyers, en fugitifs, ce qui est trop souvent chercher la mort. Naguère en effet, des jeunes gens qui s’étaient enfuis précipitamment au milieu de la nuit par un froid rigoureux, faisant retraite devant les Isaures comme devant la flamme d’un incendie, n’eurent pas besoin du glaive des barbares pour recevoir la mort : ils périrent gelés ou ensevelis sous la neige, et ainsi, pour échapper à la menace du trépas, ils coururent à un trépas certain. Voilà notre destinée à tous. » Il dit encore en d’autres endroits de ses lettres : « Les villes de ce canton de l’Arménie deviennent des solitudes, et les forêts des villes ambulantes qui changent sans cesse de place, car les populations errantes ne savent en quel lieu se rasseoir… De quelque côté que l’on se tourne, on ne voit que ruisseaux de sang, maisons effondrées, villages ruinés. » Peu s’en fallut que lui-même ne fournît un épisode à ce lamentable tableau. Trois cents brigands surprirent Arabissus une nuit, et ils escaladaient déjà la forteresse, quand la garnison accourut, les culbuta et les chassa. Chrysostome, accablé par la fièvre, dormait pendant ce temps-là ; on se garda bien de le réveiller, et il n’apprit que le lendemain matin comment il avait été perdu et sauvé.

Le pillage ne pouvait se prolonger longtemps dans cette pauvre contrée, et les brigands en eurent bientôt fini avec elle. Ils gagnèrent alors d’autres villes et d’autres châteaux-forts pour y faire les mêmes tentatives, et autour d’Arabissus les scènes d’épouvante et de guerre firent place à une solitude absolue, peut-être plus sinistre encore. Ce n’étaient plus des neiges qui encombraient les chemins, c’étaient des barrières de glace qui les bloquaient. Plus de visites d’étrangers, plus de communications par lettres. « Rien n’arrive ici, rien n’en sort, » écrivait-il à un ami. Il eut pourtant, malgré tant d’obstacles de la nature et des hommes, la bonne fortune de deux courageuses visites. Ses deux visiteurs venaient de Syrie. C’était d’abord le diacre Théodote d’Antioche, une de ses anciennes connaissances, puis une connaissance nouvelle en la personne d’un autre Théodote, lecteur dans la même église et à peine sorti de l’adolescence. L’histoire de ce jeune homme, probablement très ordinaire en ce temps, nous fera pénétrer un peu dans l’intérieur d’une famille romaine au ve siècle. Le jeune Théodote appartenait à la haute noblesse administrative ; il était fils d’un consulaire qui avait gouverné la Syrie en qualité de préfet. Le père, qui avait destiné son fils à courir comme lui la carrière des charges publiques,