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I

On s’est trop accoutumé à considérer les systèmes de philosophie en eux-mêmes sans tenir un compte suffisant des circonstances où ils ont été élaborés, du génie particulier qui les a produits, et à les traiter comme le développement pour ainsi dire algébrique d’un certain nombre de principes généraux. Ce n’est pas ainsi qu’ils se forment : la philosophie n’est pas une science impersonnelle, où le plus humble apporte sa pierre et dont on puisse retrancher le nom des ouvriers ; elle se compose de grandes créations qui se répondent l’une à l’autre, qui s’enchaînent entre elles, et dont chacune est l’expression d’un génie et d’une âme coordonnant ses idées sous l’influence complexe du tempérament et de l’éducation. Au lieu de soumettre les systèmes à une critique abstraite dont les règles varient avec les convictions du juge, il serait temps qu’on leur appliquât la critique positive et psychologique si heureusement employée de nos jours dans l’examen des œuvres littéraires. C’est ce que je me propose d’essayer, et l’on peut s’attendre à trouver d’étroits rapports entre la doctrine et le caractère que je dois faire connaître.

Un mot d’abord sur la singulière fortune de cette doctrine. On sait ce qu’il était advenu en France de la philosophie après 1848, et le profond discrédit où elle était tombée dans le public et dans l’enseignement ; à peine si elle s’en relève lentement aujourd’hui. La même catastrophe se produisit à la même époque en Allemagne. Une doctrine y régnait presque en souveraine ; elle avait pénétré dans la religion et dans la politique, elle s’était associée à toutes les préoccupations du pays. Tout à coup un voile se déchire, et il semble qu’on la juge pour la première fois en liberté. Non-seulement l’empire lui échappe, mais le respect même s’en va, et cette chute rapide de l’hégélianisme entraîne la ruine de toute philosophie ; on ne voit plus, comme après un ouragan, que débris de doctrines surnageant pêle-mêle, et la pensée spéculative offre encore plus que la politique l’image d’un champ dévasté. C’est à ce moment que le nom de Schopenhauer surgit à la lumière. Un beau jour, l’Allemagne apprend non sans surprise qu’elle possède à son insu depuis trente ans un grand prosateur inconnu et un profond penseur de plus ; l’opinion, tout à l’heure désabusée de toute spéculation, court aussitôt à lui. Les histoires de la philosophie pleines des noms de Schelling, de Fichte, de Hegel, ne connaissaient pas ce nom-là ; mais il regagne promptement le temps perdu, le retour de justice qu’il attendait avec une certitude orgueilleuse