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s’accomplit en peu d’années, et tandis que ses rivaux délaissés conservent à peine quelques rares adeptes, il meurt, en 1860, presque dans la gloire.

Tout est fait pour surprendre dans la destinée de cette doctrine, et d’abord la longue obscurité où elle est restée ensevelie, car Schopenhauer n’est pas un de ces philosophes dont la langue ou les idées rebutent par la difficulté de les pénétrer le lecteur de bonne volonté ; il n’y a pas, il faut l’avouer, d’écrivain plus clair, et il possède par surcroît une qualité peu commune en Allemagne et qu’on ne s’attendrait guère surtout à trouver chez un philosophe, l’agrément. Il n’a d’ailleurs rien de commun avec ces philosophes, peu attrayans pour les intelligences méditatives, qui se jouent avec légèreté à la surface des questions ; il creuse profondément, sa pensée ne touche pas un sujet sans y laisser, comme un soc d’acier, quelque sillon vif et brillant. Si cette male chance de Schopenhauer et de sa doctrine ne s’explique pas facilement, la renaissance imprévue d’un système enterré, la vogue rapide qu’il obtient, l’éclat qu’il jette et qui attire tous les yeux, sont encore plus étonnans. Cette doctrine choque en effet les goûts les plus vifs des contemporains. L’histoire a toutes les prédilections du siècle, et Schopenhauer a pour l’histoire les mêmes dédains que Descartes. La politique est une fièvre à laquelle personne n’échappe, et il fait fi de la politique ; non content d’attaquer violemment les démagogues, ou plutôt les politiques sans acception de parti et les réformateurs de toute dénomination, il va jusqu’à déclarer (en Allemagne, qu’on y songe bien) le patriotisme la plus sotte des passions et la passion des sots. Vers 1850, dans un temps où tant de déceptions assombrissent les esprits et où de cruelles catastrophes remplissent les honnêtes gens d’une tristesse trop légitime, apporte-t-il au moins des idées de nature à rasséréner les courages ? Au contraire il proclame que le comble de la folie est de vouloir être consolé, que la sagesse consiste à comprendre l’absurdité de la vie, l’inanité de toutes les espérances, l’inexorable fatalité du malheur attaché à l’existence humaine. Est-ce un moderne qu’on entend ? Non, c’est un bouddhiste, pour qui le repos réside dans l’absolu détachement, qui nous indique comme la bénédiction à laquelle nous devons aspirer et comme la récompense réservée aux saints l’anéantissement de la volonté. Un tel système n’a certes rien d’engageant, il est plus propre à scandaliser une époque fière de sa civilisation et enflée de sa puissance qu’à la charmer ; d’où vient donc que le scandale, qui n’avait pas suffi dans l’origine à le sauver de l’obscurité, n’a pas été non plus dans la suite un obstacle à sa fortune ?

Je pose la question sans essayer d’y répondre ; mais je ne puis