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hollandaise et en voyait la preuve dans l’orthographe de son nom. Son père, d’une ancienne famille patricienne, avait fait fortune dans les affaires, où il portait un esprit singulièrement actif et entendu ; c’était d’ailleurs un caractère fier, obstiné, peu maniable et probablement assez difficile à vivre. En 1793, lorsque la vieille ville hanséatique dut renoncer à l’indépendance, notre républicain alla s’établir à Hambourg pour ne pas tomber sous la domination de la Prusse. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, était cette Jeanne Schopenhauer, auteur d’une estimable monographie sur Jean van Eyck et d’un nombre considérable de romans qu’on lit encore, un entre autres, Gabrielle, où elle peint les mœurs du beau monde, et que Goethe n’a pas dédaigné d’analyser.

A Hambourg comme à Dantzig, le père de Schopenhauer menait un grand train de maison ; il possédait des statues, des tableaux, une bibliothèque riche surtout en ouvrages anglais et français. Schopenhauer fut donc élevé dans l’opulence ; plus tard, lorsqu’il sentit le prix de l’indépendance pour un philosophe et que même il en eût fait une condition du droit de philosopher, il conçut une vive reconnaissance pour celui qui avait assuré la sienne, et il l’exprimait en termes curieux dans la dédicace d’un de ses ouvrages. « Si j’ai pu développer, disait-il, les forces que la nature m’a départies et en faire un juste emploi, si j’ai pu suivre l’impulsion de mon génie, travailler et penser pour la foule des hommes, qui ne faisait rien pour moi, c’est à toi que je le dois, ô mon noble père, à ton activité, à ta prudence, à ton esprit d’épargne, à ton souci de l’avenir. Sois béni pour m’avoir soutenu dans ce monde où sans toi j’aurais péri mille fois ! » Son père aurait voulu en faire un négociant ; mais l’enfant montrait pour cette carrière une extrême répugnance. On crut la surmonter en flattant son goût pour les voyages, et on lui promit de le faire voyager pendant deux ans à la condition qu’au bout de ce temps il se consacrerait aux affaires. Il accepta le marché, et parcourut avec son père une partie de l’Europe. Le délai expiré, il entra dans une maison de commerce de Hambourg, et il y était depuis quelques mois lorsque son père mourut. Il ne se crut pas dégagé pour cela de sa parole et poursuivit ses efforts pour accomplir le vœu paternel ; mais il tomba dans une mélancolie profonde, de sorte que sa mère, fatiguée de ses plaintes, lui rendit la liberté. Il avait dix-neuf ans : il se hâta d’aller s’asseoir sur les bancs du gymnase pour réparer le temps perdu.

Mme Schopenhauer, pouvant se livrer désormais sans réserve à ses goûts littéraires et mondains, était allée s’établir à Weimar. Elle y vivait dans le cercle de Goethe avec sa fille Adèle, dont le grand poète vante quelque part le talent pour la déclamation. Elle paraît