Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assemblée d’hommes, quelque libéraux qu’ils soient individuellement, est dominée par des idées ou des conventions qu’il est impossible de heurter impunément. Après deux essais malheureux, Schopenhauer renonça donc à son entreprise, et à la suite de cet échec il conçut un dégoût pour l’enseignement philosophique qui tourna plus tard en irritation, et lui inspira contre la philosophie des universités un pamphlet véhément. Malgré des personnalités maladroites, il y a dans ce pamphlet autre chose que de la mauvaise humeur. Il procède de l’idée même que Schopenhauer se fait de la philosophie, dont la définition exclut toute considération directe ou indirecte de l’utilité publique ou privée. Sa grande objection contre cet enseignement est qu’on ne saurait enseigner une science qui n’est pas faite, et j’ajoute, dans l’esprit de sa doctrine, une science qui ne peut se faire. Il est remarquable au surplus qu’au sortir du moyen âge les grands philosophes, les initiateurs de la pensée moderne, Descartes, Spinoza, Leibniz, Locke, Hume, n’ont jamais professé ; il en est de même des philosophes français du XVIIIe siècle, et Kant paraît avoir, du moins en tant que professeur, pensé sur la vérité à peu près comme Fontenelle. Spinoza répondait par un refus à l’offre d’une chaire à l’université d’Heidelberg qui lui était faite de la part de l’électeur. « J’ignore, disait-il, en quelles limites il faudrait enfermer cette liberté de philosopher qu’on veut bien me donner sous la condition que je ne troublerai pas la religion établie. » C’est un fait à peu près général au contraire que, dans notre siècle, en France, en Angleterre, en Allemagne, on ne s’occupe guère scientifiquement de philosophie hors des universités. Comme au moyen âge, la plupart des philosophes sont aujourd’hui des professeurs. Les états modernes, plus ou moins poussés au libéralisme et obligés de se maintenir contre les efforts des partis rétrogrades, favorisent la philosophie dans leurs établissemens ; elle est pour eux une sorte de religion laïque et civile qu’il leur importe de protéger. Toutefois le libéralisme politique a ses conditions et par conséquent ses limites ; de là des difficultés qui se sont manifestées dans plusieurs pays, notamment en Allemagne, et auxquelles Schopenhauer attribuait une profonde altération de la philosophie. Sans être à la vérité parfaitement orthodoxe au fond (et qui peut se flatter d’être orthodoxe ?), sa doctrine n’a rien d’inquiétant pour l’état, et il aurait pu l’exposer dans une chaire ; mais enfin il eût fallu tenir compte d’autre chose que de ce qui lui paraissait la vérité, prendre en considération les circonstances qui font à la philosophie une situation jusqu’à présent accompagnée de quelque gêne. Il ne put s’y résoudre, et il aima mieux se venger de son silence en accusant avec beaucoup d’injustice l’enseignement public du discrédit de la philosophie.