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d’où dépend l’ordre des successions, la causalité qui enchaîne, suivant des règles constantes, les phénomènes entre eux dans l’espace et le temps. Les formes des choses, qui nous apparaissent comme les conditions absolues et nécessaires de toute existence réelle, sont inhérentes à l’intelligence, et c’est elle qui les imprime au monde et y répand ainsi toute diversité, car, ôtez l’espace, il n’y a plus de parties distinctes les unes des autres ; ôtez le temps, il n’y a plus d’avant et d’après ; ôtez la loi par laquelle nous enchaînons d’une façon régulière les faits successifs, il n’y a plus d’effets et de causes. En un mot, l’univers n’existe plus, parce qu’il est, tel que nous le sentons et qu’il nous apparaît, un phénomène cérébral. « Deux choses étaient devant moi, dit Schopenhauer dans un fragment profond et bizarre, deux corps pesans, de formes régulières, beaux à voir. L’un était un vase de jaspe avec une bordure et des anses d’or ; l’autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir longtemps admirés du dehors, je priai le génie qui m’accompagnait de me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le vase je ne trouvai rien, si ce n’est la pression de la pesanteur et je ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties que j’ai entendu désigner sous le nom de cohésion et d’affinité ; mais quand je pénétrai dans l’autre objet, quelle surprise, et comment raconter ce que je vis ? Les contes de fées et les fables n’ont rien de plus incroyable. Au sein de cet objet ou plutôt dans la partie, supérieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme tous les autres, circonscrit dans l’espace, pesant, etc., je trouvai quoi ? le monde lui-même, avec l’immensité, de l’espace, dans lequel le Tout est contenu, et. l’immensité, du temps, dans lequel la Tout se meut, et avec la prodigieuse variété des ; choses qui remplissent l’espace, et le temps, et, ce qui est presque insensé à dire, je m’y aperçus moi-même allant et venant…

« Oui, voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros qu’un gros fruit, et que le bourreau peut faire tomber d’un seul coup, de manière à plonger du même coup dans la nuit le monde qui y est renfermé. Et ce monde n’existerait plus, si cette sorte d’objets ne pullulait sans cesse, pareils à des champignons, pour recevoir le monde prêt à sombrer dans le néant, et se renvoyer entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tous, dont ils expriment cette identité par le mot d’objet… »

Le monde est donc l’idée qui en est présente en tout être qui vit et qui connaît. Tel est le paradoxe par lequel débute la philosophie de Schopenhauer ; l’on pourrait être tenté de ne pas le suivre plus avant et de l’abandonner sur cet étrange défi jeté dès l’abord au sens commun. Et toutefois, quelque choquante qu’une telle manière