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une hirondelle ne fait pas le printemps, et puis cette contemplation du beau, toujours passagère, n’est donnée qu’à de rares privilégiés, elle n’est pas à la portée de la multitude inculte et affairée. Le salut, la béatitude, ne sauraient être d’échapper, pour ainsi parler, à la vie par surprise. Ce n’est pas assez de la fuir, il faut la détruire, et j’ajoute sur-le-champ qu’on ne doit pas entendre par là le suicide, qui ne résout rien. Cette violence faite à la volonté individualisée laisse subsister dans toute sa force la contradiction inhérente à l’existence sensible ; le suicide n’est qu’une délivrance illusoire, car l’individu disparaît, mais le principe de toute réalité et la source de toute souffrance demeurent. Le salut ne consiste pas à déserter, il consiste dans la renonciation totale et persévérante de la volonté même qui abdique, dans le détachement absolu qui tue l’égoïsme, et qui fait tout ensemble la sainteté et le bonheur.

Voir et chercher dans les choses des moyens actuels ou possibles pour réaliser sa volonté propre, tel est le principe de l’égoïsme ; concevoir au contraire que la volonté est le fonds commun d’où tout être jaillit, et que, diversifiée seulement par le jeu des apparences, elle est cependant identique en tous, c’est supprimer la barrière qui sépare les individus, détruire en leur germe les hostilités réciproques, constituer la fraternité universelle qui embrasse non-seulement tous les hommes, mais les animaux, les végétaux chez qui la vie sommeille, les êtres mêmes où la vie n’apparaît point. C’est introniser la pitié à la place de l’égoïsme, la pitié, qui est le retentissement sympathique de toute souffrance dans le cœur de l’homme, la pitié, que les moralistes proclament unanimement le principe de toutes les vertus, l’initiation à l’amour, qui peu à peu vous achemine au renoncement parfait et vous met en état de déjouer les tromperies du destin, d’échapper à l’éternelle illusion dont la nature vous enveloppe. Nous sommes ici en plein bouddhisme. Ces idées sont une émanation des doctrines désespérées qui de tout temps ont fleuri dans l’Inde ; nous y reconnaissons, sous une forme à peine renouvelée, la doctrine de Kapila. Il semble qu’on entende le dialogue de Çakya-Mouni avec lui-même dans la nuit solennelle qu’il passe sous le figuier de Gaja : « Quelle est la cause de la vieillesse, de la mort, de la douleur ? — C’est la naissance. — Quelle est la cause de la naissance ? — L’existence. — Quelle est la cause de l’existence ? — L’attachement à l’être. — Et la cause de cet attachement ? — Le désir. — Et celle du désir ? — La sensation. — Quelle est la cause de la sensation ? — C’est le contact de l’homme avec les choses qui produit telle et telle sensation, puis la sensation en général. — Quelle est la cause de ce contact ? — Les sens. — Et la cause des sens ? — Le nom et la forme, c’est-à-dire l’existence individuelle. — Et la cause de celle-ci ? — La conscience. — Quelle