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poitrines fraternelles, la mer se presse en vain. — Entends-tu ce que soupirent les vagues ? La sœur appelle la sœur. — Elle se représente les traits de la bien-aimée, et croit entendre la voix de l’absente. — Elles ne sont plus en lutte, elles pensent à deux et rêvent ensemble leurs poèmes. — Mugis donc, ô mer bleue, tu ne peux séparer les esprits. »


Si nous passons en Norvège, tout change encore une fois, le pays, les hommes et l’esprit de la race. Nous voilà dans la vraie Scandinavie. Cette longue bande de terre sauvagement déchiquetée, qui longe l’Océan du Cap-Nord au cap Lindesnäss, n’est qu’une énorme chaîne de montagnes, une Suisse septentrionale plus sombre et plus grandiose. Les avant-monts sont revêtus d’épaisses forêts de sapins ou de frênes, et dominés par des coupoles de glace ou des pics de neige éternelle. Partout des vallées étroites, des précipices abrupts, des cataractes gigantesques comme le Rjukan-Foss (la chute fumante), où un lac entier tombe d’un seul jet d’une hauteur de 1,800 pieds. Dans ces âpres contrées, les routes ressemblent à des sentiers ; elles s’enfoncent dans des sapinières sans fin, grimpent en zigzag sur des murs de granit, plongent dans des entonnoirs comme l’hélice de Vindhellen, quand elles ne vont pas se perdre dans des chaos de rochers où l’issue semble impossible. Là les hommes vivent isolés, car des crêtes infranchissables séparent souvent les villages. Les solitudes sont vastes et profondes, parfois on voyage une journée sans rencontrer une habitation, et lorsqu’on s’élève, l’œil glissant de montagne en montagne sur la cime des forêts, depuis les masses noires du premier plan jusqu’aux ondulations bleues et vaporeuses qui bordent le ciel, embrasse des horizons d’une fierté sauvage et d’une tristesse infinie.

Cependant au milieu de cette nature austère apparaissent çà et là des coins délicieux : c’est un lac paisible endormi entre deux montagnes verdoyantes, un versant de prairies parsemé de fermes et de scieries, ou bien une joyeuse clairière de bouleaux, dont le feuillage imite la robe des elfes, ou un village riant avec son église peinte en rouge, qui étincelle dans une fraîche vallée. Et puis le printemps tardif a des magies étranges dans les vallées norvégiennes exposées au sud. A peine la neige fondue sous le soleil de juin, de » fleurs brillantes, d’une suavité exquise, éclosent comme par enchantement, des papillons aux couleurs intenses s’en échappent. Alors, dans ces claires nuits du nord, où l’on distingue chaque arbre dans le crépuscule mystérieux, les vieilles divinités se réveillent, et, s’il faut en croire ce que chantent les jeunes filles, les elfes reviennent :