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n’aies trouvé mon nom. » Le saint accepte ; aussitôt le géant se met à l’œuvre, entassant bloc sur bloc. En quelques jours, il a presque achevé une église formidable, saint Laurent commence à craindre pour ses yeux. Au même instant, il entend une voix qui dit : « Dors tranquille, ma fille, tu auras les yeux du saint, que ton père Finn t’a promis. » Le saint, joyeux, court à l’église et s’écrie : « Tu t’appelles Finn ! » Voyant qu’il a perdu, le géant, furieux, descend de sa tour et veut renverser l’édifice, il entre sous la voûte pour l’emporter sur son dos ; mais voici que tout à coup il est changé en pilier de pierre. — Cette histoire est celle de toute la race Scandinave et surtout norvégienne. Après une lutte sauvage contre le christianisme, elle s’est comme raidie et immobilisée sous lui. Le Norvégien d’aujourd’hui est naïvement religieux, d’un caractère mâle, sérieux, très renfermé, mais capable de sentimens profonds et de passions fortes. L’âpre énergie Scandinave a été refoulée, mais elle est restée dans le sang comme une force latente qui perce sous forme d’éclats subits, de mélancolies sombres, et s’accentue parfois dans une persévérance opiniâtre.

La Norvège moderne, avec sa constitution démocratique vraiment faite pour un peuple de fermiers et de paysans, avec son église protestante, honnête, mais souvent étroite, est trop tranquille, dirait-on, trop heureuse et trop isolée pour produire de grandes choses dans l’ordre intellectuel. Sa littérature, comme sa langue, se confond presque avec celle du Danemark. Au siècle passé, elle fournit au théâtre danois son meilleur comique, Holberg, et depuis ce temps elle a produit nombre de nouvellistes et de lyriques de talent. Ce qui lui manquait encore, c’était une personnalité caractéristique, un représentant hardi de ses aspirations intimes, si peu connues de l’étranger. Pour la première fois elle l’a trouvé en Biœrnson. Par ses qualités comme par ses lacunes, il est vraiment Norvégien, nous voyons même reparaître en lui, avec plus d’énergie que chez aucun poète du nord, les traits marquans du caractère Scandinave. Voilà sa nouveauté, voilà ce qui nous attire, car dans la vie comme dans l’art tout ce qui est spontané et vraiment individuel excite la pensée souvent mieux que la perfection savante. Essayons donc de voir tel qu’il est ce Northman moderne, qui est le Tegner de la Norvège et déjà le surpasse. Peut-être nous ouvrira-t-il quelques échappées sur l’avenir d’un peuple jeune et vigoureux.


II

Biœrnstierne Biœrnson est né en 1832 dans une des contrées les plus solitaires du Dovrefield. Son père était pasteur d’une petite