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la curiosité et l’ambition l’y poussèrent. Sachant qu’une noce devait s’y célébrer, l’idée lui vint de s’offrir comme musicien, et le voilà parti. « Il prit la tête du cortège et se mit à jouer. Il lui semblait que l’épouseur et la mariée, jeunes et vieux, les oiseaux, la forêt, le ciel et le soleil, chantaient avec les cordes vibrantes, sinon tout haut, du moins dans le fin fond de leur cœur. Il marchait en avant dans une sorte d’ivresse, et ne sentait plus le sol sous ses pieds. » Mais la vue du village, si nouvelle pour lui, ces fenêtres miroitantes, cette foule en habits de fête, l’église et les cloches qui sonnaient, tout cela l’étourdit si fort qu’il en perdit la tête. Déjà ses doigts tremblaient sur les cordes ; alors il fit un suprême effort, et se mit à jouer avec frénésie un air qu’il ne connaissait pas lui-même. Son œil se troublait, l’hallucination commençait. Tout à coup il vit le bohémien assis sur la pointe du clocher, qui le regardait et le raillait. « Il lui sembla alors que le violon voulait monter là-haut, s’il ne parvenait pas à faire descendre le bohémien par son jeu. La musique qu’il faisait se changea en nuages ondoyans ; sous ses yeux, le clocher s’inclinait avec le bohémien, les maisons dansaient, le torrent remontait les rochers. Alors sa mère s’élança hors de la foule. « Au nom du ciel, s’écria-t-elle, que joues-tu là, Thrond ? — Il la regarda, s’affaissa et crut tomber dans un abîme grisâtre et sans fond. » Revenu à lui-même, il s’enfuit à travers champs et ne s’arrêta que loin du village. Son premier mouvement fut de briser contre terre l’instrument fatal ; « mais il voulut le regarder encore une fois. Alors il lui parut qu’il embrassait tout ce qu’il avait vécu et appris ; il se souvint de ses rochers, de sa montagne, et se prit à pleurer. » Quand il se releva, il était décidé à quitter le pays pour se faire artiste.

L’histoire intérieure de Biœrnson ressemble beaucoup à celle de ce violoniste primesautier. Comme lui, il vécut d’abord en telle intimité avec la nature imposante de son pays, qu’il pensait, sentait et chantait sous cette impulsion, ou plutôt c’était elle, la toute-puissante, qui chantait en lui. Jeté subitement dans le monde, mis en demeure de donner une forme à sa pensée, il ne sut pas comment exprimer les émotions qui l’envahissaient ; il se crut frappé d’impuissance au moment même où lui venait la conscience de son talent. Il connut alors ce désespoir de l’artiste qui touche à la folie ; mais, la crise passée, il reconnut sa voie. Peindre fidèlement son pays et ses compatriotes, raconter leur vie rude et simple, remplie par de vastes et profonds sentimens, tel fut son dessein. Il y a pleinement réussi, car il a su montrer par le dedans ce Norvégien qu’on ne connaît guère que par le dehors.

On aurait tort de chercher dans ces récits des situations