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roches hautes ! — Déjà m’appelle le flot gonflé du torrent. — Et pourtant, ô mon Dieu, bien douce est la patrie, — dussé-je ne jamais assouvir la soif de mon âme, — que ta volonté sait faite ! »


Eh bien ! non, serait-on tenté de s’écrier en se laissant entraîner par le mouvement lyrique de ces strophes, pourquoi cette résignation chrétienne après cet élan viril ? Encore un effort, hardi montagnard ! Romps les liens qui te retiennent, oublie la jeune fille qui t’attend de l’autre côté du lac, franchis les monts. Le navire hisse ses voiles dans le port, fais-toi matelot pour voir les hommes et le monde, ou tente la fortune au-delà des mers. Tes forces cachées qui s’endorment dans le silence de ta vallée se déploieront, ton esprit s’élargira, ta langue se déliera, les fatigues et les déceptions même te feront homme. Ta foi au travail, ton amour de la liberté et ton aspiration idéale, ces nobles étincelles ne s’éteindront sous aucune zone, elles s’enflammeront dans la lutte. Et si tu ne trouves pas de patrie dans le Nouveau-Monde, reviens bâtir sur ton coin de terre une maison plus large, où les échos d’autres peuples s’uniront aux suaves mélodies du nord. — Mais ce serait là sortir du cadre de l’humble idylle norvégienne et, disons-le, du caractère discret et tranquille, quoique mâle et vigoureux, d’Arne, car si l’instinct voyageur s’agite souvent dans le Norvégien, son culte du pays natal et de la patrie est encore plus vivace. Voilà pourquoi cette pensée qui retombe à la fin après l’essor audacieux a quelque chose de touchant. Ne dirait-on pas que c’est le vieux fond Scandinave qui perce dans ce vague et vaste désir de voyage ? Seulement l’antique soif d’aventures et d’action a été refrénée par le christianisme, tempérée par des siècles de repos et changée en inoffensive mélancolie.

L’histoire d’Arne se termine simplement et gaîment. Au moment où son envie de partir va l’emporter, un charme inattendu le surprend et le retient. Un jour qu’il est assis entre les buissons, une scène riante de bonheur virginal frappe ses yeux. Deux jeunes filles se disent adieu et ne peuvent se séparer. L’une est la fille du pasteur, l’autre, Eli, son amie passionnée, est fille de paysan, mais a reçu par sa compagne une éducation quelque peu supérieure à son rang. C’est elle qui jette un sort au jeune homme farouche. Un sentiment tendre dont il ne se rend pas compte d’abord l’envahit. Comment cet amour triomphera-t-il du désir de partir ? Comment la grande aspiration vers l’inconnu va-t-elle s’apaiser en se repliant sur une femme ? Voilà l’intérêt du récit. Le dénoûment a de la grâce et de l’imprévu. Par hasard, Eli a trouvé la feuille volante sur laquelle Arne a jeté son chant de départ dans un moment d’invincible