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plusieurs années d’une manière à peu près permanente. Sitôt qu’elles se voient pour la première fois sur le point de devenir mères, elles s’informent auprès de leurs compagnes déjà expérimentées des démarches à faire pour avoir un nourrisson qui apporte dans leur pauvre demeure un peu d’aisance relative ; le plus souvent un pareil souci leur est épargné. — Le meneur, ce recruteur de l’armée nourricière, connaît d’avance leur situation, leurs désirs, et il ne tarde pas à venir leur faire ses offres de service. Ce meneur est le personnage le plus important, c’est le pivot sur lequel repose et se meut tout le mécanisme ; il recherche, trouve et enrôle les nourrices, les amène par convoi à Paris, les surveille, les guide, les conseille dans leurs arrangemens avec les familles, et les ramène au pays chargées de leur nourrisson. Là il leur rend de temps en temps une visite, pour s’assurer de la vie de l’enfant, car il doit en donner des nouvelles au bureau de placement, et n’est payé que sur la rétribution mensuelle donnée à la nourrice. « C’est, dit M. Brochard, un homme en général grossier, sans éducation, qui recrute ostensiblement des nourrices pour les bureaux particuliers de Paris, et qui, lorsque l’occasion se présente, recrute en même temps des filles ou des femmes pour d’autres établissemens de la capitale. » Comme une remise lui est allouée par le bureau sur chacune des nourrices qu’il conduit à Paris, la quantité est tout pour lui, la qualité rien, et les mauvaises nourrices, celles qui perdent le plus de nourrissons et qui retournent le plus souvent à Paris, sont précisément celles qui lui rapportent davantage, celles par conséquent qu’il doit préférer.

Le moment est venu, le maire a délivré le certificat nécessaire, le meneur a rassemblé son convoi ; on part, on arrive à Paris, on aborde enfin le bureau. Là le désenchantement commence, et aussi commence l’expérience, c’est-à-dire la dépravation, bien vite apprise dans cette école de ruse où se trouvent rassemblées pendant de longues journées des femmes qui n’ont d’autre occupation que de causer des petits mystères de leur industrie, de recevoir les leçons de leurs compagnes plus âgées, ou d’en donner à celles dont elles raillent la candeur. Outre les dépenses qu’il entraîne, le séjour au bureau est loin d’être agréable. Pendant l’été, le mal n’est pas bien grand, on s’assied à l’air, on se promène, on respire du moins ; mais pendant l’hiver combien les choses sont différentes ! Dans une pièce en général petite et située au rez-de-chaussée sont entassées une vingtaine de nourrices chez lesquelles l’abus des bains n’est pas un défaut dominant, et autant de nourrissons ayant tous les inconvéniens de leur âge. Là règne une odeur aigre à laquelle se mêle le fumet des soupes de toute nature qui font la base de la nourriture des mères et parfois des enfans. De temps en temps,