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principales. Le nourrisson vient après, et, si l’on s’en occupe, c’est pour savoir s’il promet d’être facile ou difficile à élever, s’il exigera peu ou beaucoup de soins. Enfin vient le partage. Le dernier-né de la nourrice reçoit pour son usage les meilleurs langes, les plus chaudes couvertures ; n’est-il pas d’ailleurs l’enfant de la maison ? L’autre n’est qu’un étranger, pis encore, c’est un citadin, un petit Parisien ; en un mot, c’est une marchandise. Les jours suivans ne démentent pas les promesses que pouvait laisser entrevoir la conduite tenue dès l’arrivée. Le nourrisson devait avoir tout le lait de sa nourrice, mais celle-ci n’a-t-elle pas son enfant, qu’on n’avait paru sevrer que pour les besoins de la cause et afin d’obtenir le certificat du maire ? Le biberon et bientôt la bouillie remplacent l’allaitement naturel ; l’enfant crie, pleure, s’agite dans son berceau, vite on le bourre de nourriture afin qu’il trouve le sommeil dans une pénible digestion. On devait le promener, mais toute la journée il reste couché dans son berceau, confié aux soins d’un enfant, d’une voisine, tandis que la nourrice travaille aux champs ou à la vigne.

Bientôt la correspondance s’engage avec la famille. La lettre de la nourrice n’a au fond d’autre objet que d’obtenir des cadeaux. Il serait facile d’en donner la formule ordinaire ; elle se termine presque toujours par une demande de vêtemens, de sucre et de savon. La mère envoie tout ce qu’on réclame, et le plus souvent c’est pour l’enfant de la nourrice. Enfin un jour arrive où l’enfant, dont les parens n’ont jamais reçu que d’excellentes nouvelles, doit revenir bientôt égayer de sa présence, animer de ses jeux le foyer domestique. Tout se prépare pour le recevoir. Le petit lit est garni de ses blancs et légers rideaux, les jouets sont achetés ; la mère compte les jours qui la séparent de ce moment de joie, qui sera pour elle comme le début d’une maternité nouvelle ; mais une dernière lettre arrive, l’enfant, qu’on croyait plein de vie et de santé, est mort loin de sa mère, qui n’a pas eu la triste consolation de recueillir son dernier sourire. Si, plus heureuses, les mères ont le bonheur de revoir leur enfant, combien de fois, au lieu d’un petit être frais, rose et bien portant, ne retrouvent-elles qu’un enfant chétif, malingre, ayant sur la peau la trace d’éruptions et de plaies dont la nourrice avait eu grand soin de cacher l’existence, de peur de voir diminuer ou se tarir la source des cadeaux !

Pour comprendre comment de pareils faits peuvent se produire malgré les règlemens qui régissent la profession nourricière, il faut savoir à combien de fraudes, de ruses, de mensonges, se livre un bon nombre de femmes auxquelles tant de familles confient aveuglément leurs enfans. Un certificat du maire de la commune habitée par la nourrice doit indiquer la date exacte de la naissance de son dernier-né ; mais, outre que les certificats sont parfois délivrés en