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caractère à son génie, car toute la gloire en revient à la réalité, qu’il copia scrupuleusement. S’il se fût adressé à la réalité d’un autre pays, en suivant son système, il n’eût été que le plus plat des peintres ; mais il eut l’insigne bonheur de s’adresser à une nature dont les vulgarités elles-mêmes sont marquées d’un cachet d’énergie ; il faut louer de ce mérite l’Italie et la beauté de la race qui l’habite.

Le réalisme du Caravage est certainement le plus absolu, le plus radical qu’il y ait eu dans les arts, car il ne s’y mêle aucune nuance de fantaisie et d’imagination. Les Hollandais, qu’il faut toujours citer en première ligne quand il s’agit de l’imitation de la nature, ne sont point réalistes à ce degré-là, heureusement pour leur gloire. Van Ostade, Gérard Dow, Jean Steen, inventent en imitant ; ils font leurs paysans plus laids que nature, ils chargent leurs modèles, allongent le nez de celui-ci, exagèrent la verrue de celui-là, donnent au strabisme de ce troisième une malice bêtement diabolique, et ils créent ainsi des scènes pleines de verve, d’humour, d’agrément comique ou sentimental qui n’étaient pas dans la réalité. Caravage au contraire copie ses modèles tels qu’ils furent, sans prendre même la peine de les modifier selon l’esprit de la scène qu’il veut rendre ; il en résulte qu’en dépit de leurs traits si caractérisés, ses personnages sont surtout remarquables par une absence d’expression qu’on ne trouverait nulle part aussi complète. Ces figures aux traits si farouches et qui ont l’air de tant promettre sont cependant d’une platitude désespérante ; jamais le Caravage n’a su mettre sur une figure un atome d’esprit moral ; tout ce qu’il sait faire, c’est tirer de robustes copies de ses modèles et les grouper avec talent.

Si, comme les Hollandais, le Caravage n’eût appliqué ce réalisme qu’aux scènes tirées de la vie vulgaire, aux tableaux dits de genre, sa prétention eût été excusable, et cependant on pourrait encore lui reprocher la dimension exagérée de ses cadres. Ici nous placerons une observation qui n’a pas été faite encore, et qui a une importance pour ainsi dire d’actualité, puisque nous avons vu de nos jours, puisque nous voyons encore des artistes ressusciter le système du Caravage, et donner à des scènes de la vie vulgaire les proportions des scènes historiques ou sacrées. Quand ils firent leurs personnages de dimensions microscopiques, les Hollandais découvrirent d’instinct une des lois les plus importantes de la peinture. Le but de la peinture est d’intéresser l’esprit par le moyen des yeux ; elle se compose donc à doses à peu près égales de réalité et de poésie. Or les scènes et les personnages qu’elle nous présente ne contiennent pas à égales doses ces deux élémens : les scènes et les personnages de la vie réelle parlent aux yeux plus qu’à l’imagination ; les scènes et les personnages de l’histoire parlent à l’imagination plus qu’aux yeux. Pour donner de la poésie aux