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premiers, de la réalité aux seconds, il n’y a qu’un moyen, un seul, c’est de renverser leurs proportions naturelles, de transposer les dimensions sous lesquelles nous les voyons soit par les yeux de la chair, soit par les yeux de l’esprit. Pour cela, il suffira de supposer le spectateur armé d’une lorgnette et regardant les scènes historiques par le gros bout, les scènes de genre par le petit bout. Que faisons-nous au spectacle, dans un jardin, dans une nombreuse assemblée, lorsque nous nous servons du petit bout de la lorgnette pour observer des personnes et des choses qui sont tout près, trop près de nous ? Nous cherchons à nous créer une illusion charmante au sein même de la réalité la plus immédiate. Le petit bout de la lorgnette ne fait perdre à la vérité aucun de ses traits, au contraire il accuse ses moindres nuances avec plus de finesse, et il y ajoute la magie de l’éloignement et le charme du rêve : telle est la loi du tableau de genre. Que faisons-nous au contraire lorsque, solitaires au coin de notre feu, nous essayons de nous représenter les scènes et les personnages de l’histoire et de la religion ? Nous faisons sur nous-mêmes une opération de sorcellerie ; nous tâchons d’évoquer des fantômes, et les fantômes, on le sait, apparaissent toujours sous des formes colossales. Telle est la loi du tableau d’histoire. En un mot, pour conserver l’équilibre entre les deux élémens qui constituent la peinture, il est logique d’éloigner les personnages familiers aux yeux de la chair, de rapprocher au contraire les personnages qui ne sont aperçus que par l’imagination[1].

Le Caravage, dis-je, ne se contenta pas d’appliquer son facile système aux scènes de la réalité, il eut l’outrecuidance inconnue ayant lui de l’appliquer à la représentation des grandes scènes illustrées par le pinceau de tant de maîtres célèbres. Les conséquences inévitables de cette erreur monstrueuse furent d’enlever à ces scènes toute universalité pour les rapetisser aux proportions d’épisodes biographiques quelconques, d’effacer de leurs personnages tout caractère traditionnel et consacré. Aucune de ses œuvres ne montre plus clairement ces affreux défauts que son grand tableau de l’Ensevelissement du Christ, qui se voit à la galerie du Vatican, page admirable par la force d’exécution et les qualités de métier qui s’y révèlent. Il n’y a rien dans cette scène qui avertisse de l’importance qu’elle a pour le genre humain, rien qui dise : C’est le deuil de l’humanité entière, bien mieux encore, c’est le deuil du ciel et de la terre. — Et comment en serions-nous avertis ? Aucun de ces personnages n’est reconnaissable à première vue par le type qu’a fixé pour chacun d’eux la tradition, type par lequel ils ont acquis un caractère

  1. Cette loi, absolue pour le tableau de genre, ne l’est cependant pas tout à fait pour les tableaux historiques ou religieux.