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purement métaphoriques en tout autre pays, sont en Italie d’une stricte réalité. Là notre gris crépuscule, avec son clair-obscur enveloppant les objets et les faisant transparaître au sein d’une ombre diaphane, est à peu près inconnu. Pour faire comprendre au lecteur combien la transition de la lumière aux ténèbres est différente en Italie de ce qu’elle est chez nous, nous sommes obligé de nous inspirer du génie de M. de La Palisse, et de dire : En Italie, tant qu’il fait jour, il fait jour, et dès qu’il ne fait plus jour, il fait nuit. Quand viennent les heures du soir, on voit le jour non pas baisser comme chez nous, mais pâlir : on dirait en toute vérité un char de flamme qui laisse derrière lui un sillage lumineux, et que l’on voit s’éloigner peu à peu ; mais en s’éloignant il ne crée pas l’obscurité ; l’air reste pur, clair, brillant. La nuit n’arrive pas à la sourdine, en s’insinuant ; elle fait son entrée brusquement et prend triomphalement possession du monde. Cette nuit est bien la fille de l’Érèbe ; vous pouvez aisément la personnifier sous la forme d’une belle femme brune, au teint bistré, à la taille robuste. C’est une nuit noire comme de l’encre, épaisse à couper au couteau, comme dit le peuple, intense, profonde, une véritable méditerranée de ténèbres. Le divin éclairage de la lune et des étoiles n’altère pas le caractère de cette nuit, qui ne sert qu’à mieux encadrer leur beauté ; il faut voir comme lune et étoiles ressortent sur ce fond de fortes ténèbres : on dirait des incrustations d’or sur une vaste surface d’ébène. Nous voilà bien loin de ces tons d’acier brillant et froid que leurs clartés prêtent aux nuits du nord. Cependant l’effet le plus magique est celui que produisent les flambeaux simplement allumés par les chétifs mortels, effet qui est dû en partie à cette intensité des ténèbres sur lesquelles la moindre lumière se détache avec une vigueur incomparable, en partie à la nature de l’éclairage qu’emploient les habitans de cet heureux pays. Les gens du peuple et les marchands en plein vent s’éclairent de préférence avec des lumières non protégées, espèces de torches ou d’énormes lumignons qui brûlent librement à l’air en lançant un jet de flamme aussi robuste que les ombres qu’il est chargé de dissiper. Tous les objets qui sont touchés par ce jet de flamme ou qui se trouvent dans son voisinage sont aussitôt arrachés de l’ombre par cette lumière crue, presque brutale, tant elle a d’énergique éclat, et illuminés comme à giorno d’un reflet rouge de cuivre qui les oblige à ne rien dissimuler de leurs formes, tandis qu’à côté et aux alentours tout reste sombre. Que de fois en traversant les rues de Rome le soir, j’ai eu occasion, devant une boutique en plein air ou devant un cabaret populaire, de m’écrier : « Allons, encore un Caravage ! » C’est là le phénomène qu’a surpris le grand ouvrier, dont il a fait la facile sorcellerie de ses tableaux, et que vous reconnaîtrez particulièrement