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avaient quelque crainte que je ne me trompasse sur moi-même, qu’il n’y eût de la passion au fond de mon amitié pour MracHerz, que je ne le découvrisse tôt ou tard, et que je n’en fasse très malheureux… Voilà qui me parut trop fort après tout, et j’en ai ri comme un enfant pendant des heures entières. Que des personnes vulgaires croient à propos d’autres personnes vulgaires qu’un homme et une femme ne peuvent être intimes sans devenir passionnés et amoureux, cela est tout à fait en règle ; mais ces deux-là à propos de nous deux ! Cela me parut si étrange que je ne voulus pas même entrer en explications, et que j’assurai simplement sur ma parole à Schlegel que les choses n’en étaient pas là et n’en viendraient jamais là ; mais la pauvre Mme Herz fut pendant quelques jours toute troublée de ce malentendu. Dieu merci, voilà tout aplani de nouveau, et nous suivons notre chemin sans nous laisser troubler. »


Il ne suffit pas aux deux amis de repousser les insinuations des autres, ils s’expliquent ; à eux-mêmes, tout en se tutoyant tendrement, pourquoi ils ne peuvent s’aimer d’amour. « Nous sommes liés par l’amitié la plus pure, la plus fidèle, la plus dévouée, s’écrie Henriette ; mais jamais, jamais je ne pourrai, je ne devrai t’appartenir comme épouse ! — Tu as prononcé une grande parole, répond Schleiermacher, car, si le vrai époux venait pour toi, si la vraie épouse apparaissait pour moi, que ferions-nous alors ? » On n’a pas idée aujourd’hui de la virtuosité de cette génération dans la dissection du sentiment. Les lettres où les deux amis s’assurent qu’ils se développent et se perfectionnent mutuellement sont interminables. Tout le monde alors s’occupait plus ou moins de cette étude, qui enlevait toute fraîcheur aux sensations et aux impressions. On s’examinait comme des objets scientifiques, et les réflexions psychologiques forment pendant plus de trente ans le fond de toutes les innombrables correspondances du temps. « Ne pensons ni à l’espace ni au temps, ne songeons qu’à nous et à ce qui nous est le plus cher, le monde intérieur, le seul vrai, » écrit Schleiermacher à Henriette en trahissant le secret de toute sa génération, qui allait cruellement expier cette étrange erreur de compter pour rien le monde réel, les devoirs positifs, l’activité publique, et qui regardait avec orgueil (le mot y est) les hommes d’action qui ne savaient pas s’élever à ces hauteurs éthérées du pur sentiment, qui ne savaient affiner leurs âmes jusqu’à comprendre tant de délicatesse. « Encore un mot de ta sentimentalité, » écrit Schleiermacher une autre fois en envoyant à Henriette dix pages sur le délicat, le grand, le vrai, le noble, etc. Les larmes, les assurances d’amitié et les sensibleries de toute sorte alternent avec je ne sais quelle pathologie de l’âme ; on analyse, divise, fendille à l’infini les idées morales, la plupart du