Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/484

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lovelace, si ce n’est celui de l’impuissance poétique se complaisant dans la peinture de la passion, et ce fut le cas de Frédéric Schlegel plus que de tout autre. Varnhagen a trouvé admirablement, comme toujours, la source de cette impression pénible que nous laisse le chef de l’école nouvelle : c’est « la disproportion entre une trop grande sensualité et une force créatrice insuffisante. » Et pourtant le même juge a su être plus juste qu’on ne l’est généralement aujourd’hui pour le critique égaré sur un terrain qui n’était pas le sien. « C’était une nature toute composée de contradictions, dit-il de lui, de complications, d’étrangetés, de cachettes et d’irrégularités de tout genre, où les revenans, les démons et les génies se mêlaient en un bourdonnement confus. » On ne saurait mieux dire ; mais, quoi qu’on puisse penser de cet éternel bohème, il est certain qu’on préférera toujours les Liaisons dangereuses aux élucubrations prétendues poétiques de son impuissance surexcitée. Il semble qu’on n’avoue pas volontiers les avoir lues, moins encore les avoir lues avec bonheur. Que dire de Schleiermacher et de ses amies, qui se mirent à écrire des commentaires sur ces aberrations, car il est certain que l’Eléonore des Lettres intimes sur Lucinde ne fut autre qu’Éléonore de Grunow, et il est probable que Caroline fut le nom de guerre d’Henriette Herz, qui osa revendiquer en quelque sorte la maternité de ces lettres en se vantant encore neuf ans plus tard à Varnhagen de les avoir inspirées ? Rien de plus curieux que cette correspondance entre trois femmes du monde et un ministre de l’Évangile, lequel propose « de déporter en Angleterre toutes les prudes, » tandis que l’une des amies lui répond que cette menace est inutile à son égard, puisqu’elle partage absolument sa façon de penser sur la pruderie. Elle le montre en effet quelques lignes plus bas, où elle trouve « fort sot que dans la plupart des romans on attache un si grand prix à la conservation de la chasteté avant le mariage ! » C’est sur ce l’on que les quatre correspondans commentent « cet ouvrage grave, digne et vertueux » qui s’appelle Lucinde !

Ces doctrines-là n’eussent point été dangereuses, si elles avaient été isolées, si elles n’avaient exercé aucune action sur la vie réelle ; mais on a pu voir que la paix des familles souffrit de ces théories, qui très souvent furent des motifs de séparation bien plus puissans que la passion et l’affection réelles. Schleiermacher avait proposé « de faire des échanges » pour mieux assortir les ménages ; Fr. Schlegel alla plus loin. « Presque tous les mariages ne sont quelles concubinats, disait-il crûment, mariages de la main gauche ou plutôt essais provisoires du vrai mariage, » et il proposait « le carré du cercle » en demandant brutalement ce que l’on pourrait bien objecter à « un mariage à quatre. » La société allemande ne le suivit pas tout à fait jusque-là ; mais on ne saurait nier que les liens de la