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du quatrième acte, où tant de force est nécessaire, a pu devenir pour la cantatrice une occasion de triomphe, c’est encore là un de ces secrets dont il faut chercher l’explication dans les inépuisables ressources du style. On supplée à tout avec du style, et, sans parvenir à changer la nature physique de l’organe, on arrive par des progressions savamment mesurées à faire qu’une petite voix s’élève aux plus grands effets ; ainsi de cette invocation ! suppliante d’Isabelle à Robert, que Mme Carvalho gouverne en artiste imperturbable. Elle commence pianissimo, ce n’est d’abord qu’un soupir, un souffle qu’on entendrait à peine, si l’art tout magistral qui préside à cette émission ne faisait de ce soupir, de ce souffle, quelque chose d’électrique déjà et de lumineux. Insensiblement la note s’accentue, l’étincelle étend son foyer ; la voix, entraînée, échauffée, pousse au dehors ses forces décuplées par l’expression, et quand l’orchestre arrive vers la fin à déchaîner ses tempêtes, on la perçoit encore blanche et plaintive planant au-dessus des cuivres comme l’alcyon au-dessus des vagues. Je parle de l’effet tel que Mme Carvalho le réalise aujourd’hui qu’elle s’est retrouvée elle-même. Malade encore le premier soir, une défaillance la saisit sur les dernières mesures de son air, on la vit s’arrêter tout à coup, serrer sa tête entre ses mains, suffoquer ; l’orchestre aussi s’arrêta, et la représentation fut un moment suspendue ; puis, se redressant par un suprême effort, la courageuse artiste termina sa phrase ou plutôt l’expira dans un flot de larmes. Le public en de telles circonstances n’a point l’habitude de marchander sa sympathie à qui la mérite si bien, les applaudissemens éclatèrent avec frénésie ; mais en rentrant dans la coulisse Mme Carvalho s’évanouit. Fort heureusement M. le ministre des beaux-arts, causant avec Mlle Nilsson, se trouva là tout exprès pour recevoir dans ses bras la pauvre Isabelle. Tous les journaux ont raconté cette anecdote qui, espérons-le, accroîtra encore la popularité de la jeune excellence. M. Maurice Richard n’est point sans avoir un certain air de ressemblance avec le calife de Bagdad, lequel préférait au travail de cabinet les longues promenades dans les lieux publics de sa bonne capitale ; il ne perd pas une occasion de visiter en détail les moindres recoins de son empire. Nourri loin du sérail, il en veut connaître les détours ; il veut surtout voir par lui-même, ce qui lui permet d’offrir ses complimens aux cantatrices qui se portent bien et du vinaigre à celles qui se trouvent mal. — Revenons à la cavatine d’Isabelle. Combien de fois les Allemands n’ont-ils pas reproché à Meyerbeer ses contre-sens dramatiques ! En voici un, cet air de grâce, qui, tout chef-d’œuvre qu’il soit d’ailleurs, n’en mérite pas moins cette critique. Une femme brutalement assaillie dans son oratoire par l’homme qu’elle aime implore pitié contre cette agression démoniaque, elle n’a de force que dans sa faiblesse, et, pour accompagner son cri de colombe effarée, toutes : les puissances de l’orchestre font explosion. Si, pour une femme qui demande grâce, on remue de la sorte les trombones et les clairons,