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plus ou moins d’admiration que nous professons envers l’auteur de Louis XI et de Don Juan d’Autriche. Ce que nous discutons est affaire non de goût, mais de simple convenance, et, à ce point de vue, le nom du poète a droit rue Richelieu aux mêmes égards que le nom du musicien rue Le Peletier. Je me souviens d’avoir lu dans les journaux, il y a quelques mois, que le directeur de la Porte-Saint-Martin, décidé à remettre en honneur le drame en vers, se proposait de traiter avec la famille de Casimir Delavigne pour l’exploitation de son répertoire. La chose ne s’est point faite, elle aurait pu se faire, et c’eût été là une de ces mauvaises notes d’ingratitude dont une grande scène nationale ne doit point laisser s’entacher ses archives, et que l’Opéra finira par s’attirer s’il n’y prend garde. C’est déjà un tort, quand on a M. Faure sous la main, que de ne pas jouer Charles VI ; mais pourquoi l’envoyer échouer et peut-être se faire siffler au Théâtre-Lyrique ? S’imagine-t-on par hasard qu’en s’y prenant de la sorte, le fameux chant de guerre exécuté à huis clos par quelques rares choristes ne sera pas entendu de l’Angleterre ? Si c’est l’unique souci de l’administration, elle n’a qu’à se rassurer : l’appel belliqueux de Charles VI serait ce soir entonné par tous les orphéonistes de l’Opéra, que lord Lyons dans sa loge n’en aurait ni une émotion de plus ni un mot d’esprit de moins. Nous ne sommes plus au temps où les nations prenaient la mouche pour une chanson, et les diplomates d’aujourd’hui sont trop artistes et souvent même trop poètes eux-mêmes pour ne pas laisser le champ libre à tous les enthousiasmes. J’ai sous les yeux un poème intitulé Sylvie, et ces vers que traverse un souffle de Jocelyn sont d’un ambassadeur, le comte Stackelberg. Les Russes, je le sais, ont aimé de tout temps ce jeu de la rime et de la fantaisie, plusieurs même l’ont pratiqué avec talent. L’auteur de Sylvie continue en ce sens l’œuvre des Schouvalof, des Mestzerski et de tant d’esprits distingués qui depuis les beaux jours de Voltaire ont fait l’ornement de la société française, causeurs ingénieux, épistoliers aimables et corrects, et parfois, comme c’est ici le cas, rimeurs habiles et très au fait. J’avoue que de pareilles qualités me charment chez un homme du monde, surtout lorsqu’elles se marient au dilettantisme musical le mieux entendu, et, si les concerts du comte Stackelberg ont eu le pas sur tous les autres, il se peut qu’ils le doivent à cette atmosphère doublement favorable de la maison. Ce qu’il y a de certain, c’est que nulle part cet hiver, dans le monde, Christine Nilsson n’a mieux chanté, tant il est vrai que pour ces gosiers nerveux et susceptibles à l’excès, le vrai pays « où les citronniers fleurissent » est celui dans lequel ils se sentent de partout enveloppés des plus intelligentes sympathies.


F. DE LAGENEVAIS.