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fermés et ne considère le dialogue que comme un intermède indispensable pour préparer les trucs. Peu lui importe qu’une grande dame tombe du ciel dans ce tripot, et, sachant où elle est, veuille y rester quand même ; peu lui importent les invraisemblances, le goût douteux de ces tirades pleines de réminiscences mal soudées ; il attend sa surprise la bouche ouverte, le cou tendu, et lorsqu’il la tient, cette surprise désirée, lorsque deux hommes, dans la vie et les sentimens desquels nous ne sommes point entrés, se précipitent tout à coup l’un sur l’autre, furibonds, les poings fermés, l’injure à la bouche, la salle éclate en bravos enthousiastes, et ce coup de force, qui ne sert point à l’action, est salué comme est toujours salué le bâton de Polichinelle lorsqu’il s’abat sur la tête du commissaire.

Trop convaincu, suivant nous, que les escamotages sont toujours possibles au théâtre, et qu’on peut faire ce qu’on veut du public lorsqu’on le chatouille au bon endroit, M. Sardou enfourche la bête, joue de la bride et de l’éperon en écuyer savant. L’art dramatique n’est pour lui qu’une science de haute école, et il ne songe pas plus à faire vibrer les sentimens nobles et délicats de ceux qui l’écoutent qu’on ne songe à employer le raisonnement et la persuasion lorsqu’on, veut mettre un jeune cheval en main. Bien certainement il condamne en théorie ses principes, mais en pratique il les trouve excellens ; sa méthode ne lui fit jamais défaut, et en présence des intérêts considérables qui lui sont confiés, ne serait-ce pas folie de sa part que de modifier son travail ? S’il fait taire les émotions artistiques qui sûrement sont en lui, ce n’est point par goût, mais par sagesse ; il sait que le public préfère M. Offenbach à Mozart, et ne se baigne volontiers que dans les eaux connues et peu profondes où l’on ne risque jamais de perdre pied. On a parlé de la hardiesse du jeune auteur ; mais n’est-ce point là une accusation gratuite ? De même que le chef d’une exploitation importante serait coupable s’il s’abandonnait aux hasards de l’inconnu, de même M. Sardou commettrait une faute en se livrant à des hardiesses dangereuses. Personne n’est plus prudent que lui, personne n’a calculé plus soigneusement les chances. Il n’obligera jamais un acteur à dire un mot, à faire un geste qui ne soient le mot et le geste dont cet acteur a de longue date la spécialité. Il n’emploie que des moyens éprouvés, des phrases dont le résultat est sûr, et s’il dispose ses engins avec une grande assurance, il n’est pas pour cela homme à se compromettre en mettant en batterie des appareils nouveaux dont le temps et l’usage n’ont point encore sanctionné les effets. Moyennant ces procédés, il manque rarement son effet, et compte à peu près autant de succès que de pièces nouvelles. Celui de Fernande a été grand ; mais on se demande en sortant si c’est surtout le talent de l’auteur qui l’a fait naître, ou l’état moral du public


C. BULOZ.