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Eh bien ! non, décidément c’est trop de zèle. Cette musique en dit assez pour n’avoir pas besoin qu’on la commente de la sorte et qu’on l’illustre. Intime à la fois et descriptive, elle a son pittoresque en elle, dans ses mélodies, dans ses sonorités, dans ses paroles allemandes qui sont d’un poète[1], et ce qu’au piano elle vous raconte du clair de lune et du torrent, des troubles indéfinis et des pressentimens de l’âme en communication perpétuelle avec les forces élémentaires de la nature, ce qu’elle contient en ses interlignes de romantisme confidentiel, défiera toujours la fantasmagorie de la mise en scène la mieux comprise et les plus merveilleux prestiges de la lumière électrique.

De sujet plus simple, on n’en saurait imaginer : deux cœurs naïfs, qui s’aiment au fond des bois et luttent ensemble contre les maléfices du monde souterrain, drame singulier où les bruits de la nature vont et viennent comme des moteurs symphoniques, espèce d’oratorio de la forêt dont un Allemand pouvait seul surprendre et coordonner les élémens ! Qui dit oratorio dit absence de développement dramatique. Le Freyschütz, pas plus qu’Oberon, ne répond aux conditions d’un grand répertoire : ce sont là d’incomparables fantaisies, des suites de tableaux toujours intéressans, quelle que soit l’atmosphère démoniaque ou féerique qu’on y respire ; ce ne sont point des opéras du genre de ceux que l’Académie impériale adopte et ne lâche plus, de vrais opéras où, comme dans Don Juan, Guillaume Tell et les Huguenots, les passions humaines sont en jeu. Prenez les caractères de Weber ; hommes et femmes, ils se ressemblent tous. Agathe, Rezzia, Euryanthe, c’est la même passivité contemplative, la même inaction dans la rêverie et le mysticisme sentimental ; c’est le même air avec son cantabile délicieux tout baigné d’ombres et de lumières et sa triomphante péroraison, la même prière aux étoiles, un peu dolente et monotone. Écartez la différence des costumes, et je demande comment vous vous y prendrez pour distinguer l’une de l’autre ces trois filles jumelles d’une même inspiration musicale, toutes les trois également blondes, avec des yeux bleus de vergissmeinnicht et des cœurs de Rachel qui ne voudront jamais être consolés tant que la lune au firmament se lèvera pour écouter leurs plaintes. Les hommes de Weber, eux aussi, ne varient guère. Max, Adolar, Huon, sont trois ténors infortunés, passant les uns après les autres par une série d’épreuves on ne peut plus malencontreuses, tous pareillement incapables d’agir, mais tous également doués de l’accent mélodique et sachant par leurs épanchemens élégiaques se rendre compatissant le public de tous les pays. N’oublions pas, pendant que nous y sommes, de relever encore l’air de famille existant entre le Casper du Freyschütz et le Lysiart d’Euryanthe, nature démoniaque à outrance,

  1. « Que je vous ai d’obligations pour votre magnifique poème ! Que de motifs divers ne m’avez-vous pas fournis, et avec quel bonheur mon âme pouvait s’épancher sur vos vers si profondément sentis ! » Lettre de Weber à son librettiste Kind.