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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

traire. Quelque tristesse qu’on éprouve à y rester, quelque résolution qu’on prenne de s’éloigner d’elles, il faut toujours qu’on revienne y vivre et y mourir. — C’est ainsi que ce grand ennemi de Rome qui ne rêvait pas d’autre bonheur que d’aller vieillir dans un trou de lézard, « amoureux de sa bêche et soignant bien son petit clos », se fatiguait bientôt du calme d’Aquinum, et qu’il revenait au plus vite dans cette ville qu’il détestait, s’exposer de nouveau à tous ces mépris qui attendaient les pauvres gens à la porte des grands seigneurs.

L’aristocratie romaine n’a donc pas fait un bon accueil à Juvénal ; il n’a pas pris chez elle la situation qu’avait Horace à la cour d’Auguste, parmi ces grands personnages qui le traitaient en ami, qui venaient dîner sans façon chez lui le jour de sa fête, qui le consultaient sur des questions de littérature et de morale, et se tenaient honorés d’une ode ou d’une épître qui leur était adressée par le poète. Il n’y a pas de traces de familiarités de ce genre dans les satires de Juvénal, et cela ne nous surprend guère. Plus la noblesse romaine avait perdu de sa puissance, plus elle s’attachait à ces distinctions futiles qui la rendaient insupportable ; elle se vengeait des outrages dont les Césars l’accablaient en les infligeant à son tour aux plébéiens ; il ne lui restait plus guère qu’un droit, celui d’être insolente avec ses inférieurs, et elle se plaisait à en abuser. Il n’y a rien qui nous blesse plus que ces mépris, surtout lorsqu’ils viennent de personnes qui en réalité n’ont pas plus de pouvoir que nous. Quand l’orgueil est appuyé sur une autorité réelle, il semble avoir sa raison, et on le supporte plus aisément ; mais on ne peut pas se résigner à l’impertinence d’une aristocratie lorsqu’elle est à la fois impuissante et vaniteuse. Juvénal a parlé avec beaucoup d’aigreur de celle de Rome. Sa huitième satire semble n’être d’abord que le développement d’une thèse morale à la façon de Sénèque ; mais on sent bientôt que d’anciennes blessures se réveillent, et un accent personnel et passionné remplace ces généralités philosophiques. Ce moraliste n’est pas un sage qui discourt à loisir et froidement sur les conditions humaines, c’est un homme qui a souffert de ces distinctions sociales et qui ne l’a pas oublié. Il a supporté les dédains de ce Damasippe, un cocher de grande famille qui vit dans ses écuries, « qui délie la botte de foin et verse l’orge à ses chevaux », de ce Lentulus, de ce Gracchus, qui se sont faits histrions ou gladiateurs ; il a entendu ce jeune fat, fier d’avoir sa maison pleine de portraits d’ancêtres, dire aux pauvres gens : « Vous autres, vous êtes des misérables, des gueux, la lie de notre populace ; nul de vous ne saurait dire de quel pays sort son père. Moi, je descends de Cécrops. — Grand bien te fasse, lui répond-il, et puisses-tu longtemps savou-