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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

s’humiliaient pour les désarmer ; mais on ne leur accordait guère le pardon qu’ils sollicitaient. Toute cette jeunesse qui était entrée dans la vie politique à la mort de Vespasien, pleine de confiance en elle-même et d’espoir dans l’avenir, que quinze ans de despotisme avaient condamnée à l’inaction et au silence, était heureuse d’agir et de parler ; elle voulait frapper des coups d’éclat en attaquant les grands coupables. Dans ce réveil de la liberté, l’histoire se ranimait comme l’éloquence. Fannius composait l’éloge des victimes de Néron ; Capiton réunissait ses amis pour leur lire la vie des hommes illustres que Domitien avait fait périr. N’était-il pas naturel que la poésie ressentît aussi l’effet de cette réaction violente ? Dans ses premières satires, Juvénal parle de la mort de Domitien comme d’un événement récent ; elles furent écrites immédiatement après la révolution qui délivra l’empire, pendant ces premiers momens d’agitation et de bruit par lesquels on se dédommageait de quinze ans de silence. C’est donc, on peut le supposer, la haine de ce prince qui lui inspira ses premières poésies. Peut-être avait-il des raisons particulières de le haïr ; beaucoup ont soupçonné que c’est sous Domitien et par son ordre qu’il fut exilé. On comprend alors que l’émotion publique ait excité jusqu’à la fureur ce cœur violent qui avait une injure personnelle à venger, et que la prose, quelque emportée qu’elle fût, ne lui ait pas suffi pour exprimer cette colère qui débordait. À la même époque et sous la même impression, Tacite débutait dans l’histoire en écrivant la vie d’Agricola. La destinée de ces deux grands écrivains avait été semblable ; tous deux avaient passé la plus grande partie de leur vie dans des occupations qui devaient être inutiles à leur gloire, tous deux avaient été remis dans leur voie naturelle par le même ébranlement politique, tous deux abordaient à peu près au même âge le genre littéraire dans lequel ils devaient s’illustrer, où ils étaient maîtres du premier coup. Sortie d’une révolution, il était naturel que la satire de Juvénal fût avant tout une satire politique ; elle s’occupe en effet volontiers des événemens contemporains ou antérieurs, et dit librement son opinion sur les faits et sur les hommes. Cependant, si l’on se demande, après avoir lu les vers de Juvénal, à quel parti il appartient et quelle forme de gouvernement il préfère, la réponse n’est pas facile. C’est bientôt fait de dire avec M. Victor Hugo qu’il est « la vieille âme libre des républiques mortes » ; l’embarras commence quand on veut le prouver. Il n’y a pas un seul passage chez lui qui permette d’affirmer avec certitude que c’était un républicain. On a recours pour l’établir aux raisons les plus futiles. Quand par exemple il se plaint d’un patron qui fait servir à ses convives du vinaigre ou de la piquette, tandis qu’on lui verse du vin d’Albe et de Sétia, « du vin