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gauche elle-même s’est divisée avec éclat. M. Ernest Picard s’est retiré dans son indépendance, faisant bande à part avec quelques-uns de ses collègues du corps législatif, et depuis un premier manifeste qu’il a lancé, on n’a plus guère entendu parler de lui. Quoi qu’il fasse d’ailleurs, si vive que soit son opposition, M. Ernest Picard aura de la peine à se plaire dans ces tumultes et à être d’un parti extrême. M. Jules Favre est en Afrique, où il est allé plaider pour des Arabes ; il est parti tout juste le jour où l’opposition radicale formait un comité, et il en est quitte pour envoyer une adhésion sommaire. M. Gambetta lui-même, tout en restant dans la fraction la plus ardente du radicalisme et en affirmant avec éclat ses opinions républicaines, M. Gambetta a bien l’air d’en prendre à son aise avec son parti. Il signera tout ce qu’on voudra, et quand il sera en tête-à-tête avec ses jeunes amis des écoles dans les banquets de Montrouge, comme cela lui est arrivé l’autre jour, il leur dira « qu’il ne faut cependant pas bouleverser cette organisation qui tient la société en équilibre, » qu’il faut « un gouvernement, » et au lieu de pousser aux violences, aux agitations, il donnera ce mot d’ordre qui peut certes être accepté de tout le monde : travailler, — laboremus !

Aux yeux de tous ces hommes et de bien d’autres de tous les camps, le non prend en vérité une multitude de significations et de couleurs, depuis la nuance la plus modérée jusqu’à la nuance la plus criante. C’est tout ce que l’on voudra, la mauvaise humeur, le scrupule honnête, la simple protestation contre l’empire, la république jacobine, le socialisme, la liquidation universelle, la revanche du travail contre le capital, ou de 1848 contre 1852. Il y en a même dans le nombre qui voteront contre le plébiscite, parce que l’empereur a fait la guerre d’Italie, parce qu’il ne protège pas assez le pape, et en définitive il n’y a pas à s’y méprendre. Dans tout cela, les modérés, les scrupuleux ou les excentriques ne sont qu’un appoint ; ce qui l’emporte, ce qui tient la tête, c’est la république démocratique et sociale, qui a levé hardiment son drapeau dans les réunions publiques comme dans ses journaux. On peut très bien ne pas trop chercher à deviner l’avenir ; mais il est bien permis aussi de se demander ce qui arriverait le 9 mai, si ce non sortait triomphant de l’urne. Ce qui arriverait, c’est bien clair : ce serait une immense confusion où s’agiteraient tous les systèmes, toutes les passions, toutes les audaces accourant pour revendiquer le monopole d’une victoire dont tout le monde resterait ébahi, — de telle façon que par la fatalité des choses nous voilà replacés entre le développement progressif de toutes les libertés pacifiques et régulières et la révolution brutale, la révolution en quelque sorte encouragée et légalisée par un vole que chacun interpréterait comme il voudrait, ou plutôt que chacun confisquerait à son profit. Le non le plus modéré, le plus éclairé, peut contribuer à ce résultat autant que le non le plus violent et le plus aveugle, puisque tous les deux