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quand il le voudra, et il arrivera toujours une minute où il le voudra. Il deviendra l’agent irrésistible d’une logique impitoyable ; il s’apercevra bientôt que, s’il est la souveraineté, il ne peut ni céder, ni aliéner, ni transmettre à personne cette souveraineté ; il s’apercevra que seul il doit régner et gouverner : de ce jour, il régnera et gouvernera. Il ne peut avoir de maîtres, il ne peut avoir que des serviteurs ; c’est ce qu’on appelle dans la langue politique des fonctionnaires, agens réellement responsables, révocables, électifs, soumis à cette loi de la vraie démocratie, qui veut la mobilité dans les personnes et la perpétuité dans les fonctions. Tout ce qui aujourd’hui a un caractère permanent et héréditaire n’est pas né viable ; le pouvoir exécutif sous forme monarchique et dynastique est condamné à périr. C’est une alternative posée par cette force des choses qu’on appelle la logique : il faut ou que l’universalité du droit disparaisse devant les satisfactions et les désirs d’un seul, ou que la puissance d’un seul disparaisse devant le droit populaire. Ainsi le veut ce nouveau code politique de l’école radicale, qui pourrait être intitulé : De la politique tirée du suffrage universel, et dont le premier article est qu’on ne peut pas demander au suffrage son abdication sur un seul point, parce que ce genre de pouvoir, le seul qui subsiste dans la ruine de toutes les autres, ne se limite ni dans le temps ni dans l’espace, parce que le suffrage universel que vous interrogez tel jour ne sera pas le suffrage universel du lendemain. Il est la réunion, la collection des volontés d’un peuple. Or chaque jour, chaque heure, chaque instant voit une volonté mourir, une autre naître, une volonté se modifier, remplacée par une volonté différente ou contraire. Le suffrage universel ne peut donc, sans violer la justice, engager les générations futures ; il ne peut même pas engager la volonté de la génération actuelle, puisqu’il doit en exprimer les résolutions changeantes, dont chacune a la même légitimité, la même raison d’être. Le peuple ne peut pas plus abdiquer sa souveraineté pour un seul instant qu’un homme ne pourrait abdiquer sa liberté de penser sans cesser d’être homme[1]. »

Je ne crois pas avoir fait tort, en la résumant ainsi, à la thèse de l’école radicale. Je me suis appliqué, avec un scrupule qu’on trouvera peut-être excessif, à ne pas l’affaiblir d’un seul argument. Le but de cette argumentation est d’ailleurs assez clair. On ne tolère pas dans l’école radicale que le suffrage universel se conduise à sa guise. On ne le trouve légitime qu’à la condition qu’il suive exactement la voie qu’on lui a tracée d’avance. La souveraineté du peuple, c’est la source auguste des oracles indiscutables. Oui, pourvu qu’elle parle comme on veut qu’elle parle, et que ses oracles soient de tout

  1. Discours de M. Gambetta au corps législatif dans la séance du 5 avril 1870.