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cratique très avancé que cet abaissement intellectuel de la classe gouvernante, de la classe politique. C’est un fait déplorable, que déjà aux États-Unis le politician n’obtienne à ce titre qu’une médiocre considération. Prenons garde que la même chose n’arrive chez nous, et elle arrivera infailliblement, si une réaction énergique de l’opinion et des mœurs ne vient pas combattre cette déchéance du mandat électif. Prenons garde que la politique, que Macaulay appelle « l’emploi le plus noble des facultés humaines, » ne se déconsidère par la vénalité, par l’intrigue, par l’adulation démagogique, et ne finisse par tomber exclusivement aux mains des acheteurs de suffrages et des valets du peuple.

C’est là un grave péril des démocraties ; ce n’est pas le seul. Il y a de plus en elles une certaine tendance à faire de la majorité numérique, constatée par le suffrage universel, le régulateur absolu, non-seulement du fait, mais du droit, un souverain irresponsable, dispensé même d’avoir raison, et qui ne doit compte à personne de ses décisions ni de ses actes. S’il ressort en effet une idée politique claire et saisissable des manifestes de l’école radicale, « c’est que la discussion doit cesser dès que l’organe de la souveraineté nationale a parlé, l’organe décisif, le nombre. — Le nombre, voilà l’instrument irrésistible de cette souveraineté ; par lui, elle renverse tout devant elle quand elle veut, et il arrive toujours une minute où elle veut. » On n’est pas éloigné d’appliquer au souverain collectif, le peuple, exprimé par le nombre, ce que le théoricien de l’absolutisme, Hobbes, disait du prince il y a deux siècles. Le despotisme se transpose ; mais au fond ses formules et ses procédés sont toujours les mêmes. « Le souverain n’est obligé envers personne. — Puisque toutes les lois sont faites par lui, elles ne sont pas faites pour lui, et il n’est pas tenu à leur obéir. — Comme toutes les disputes viennent de ce qu’on ne s’entend pas sur le tien et le mien, le souverain décidera seul sur le droit, et fera seul les lois civiles. » — Suppose-t-on que cette théorie absurde et dégradante du despotisme, qui nous révolte quand elle est édifiée en l’honneur d’un Stuart par un logicien courtisan, serait moins digne de mépris, si des dialecticiens funestes venaient à la relever parmi nous au profit du peuple ? C’est un des points sur lesquels il importe le plus de marquer avec précision les réserves que doit faire à cet égard la vraie démocratie.

La majorité numérique est souveraine dans son domaine, le choix des formes politiques et l’organisation des institutions qui conviennent au plus grand nombre. Elle dispose avec une autorité indiscutable des différens pouvoirs entre lesquels se répartit la délégation de la souveraineté nationale ; mais son autorité a une limite qu’elle ne saurait franchir impunément. Une majorité, quelles que soient