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détenteurs de ce qu’on appelle la propriété foncière et sur les revenus les plus gros une part excessive du fardeau de l’impôt, ou même ce fardeau tout entier ? N’y a-t-il pas à craindre qu’il n’augmente les impôts sans scrupule, sous prétexte qu’il les dépense au profit et dans l’intérêt de la classe ouvrière ? — Supposons encore une minorité d’ouvriers habiles et une majorité inhabile, l’expérience de nombreuses associations ouvrières justifie la crainte de voir imposer comme une obligation l’égalité des salaires, c’est-à-dire une dure iniquité, et de voir abolir l’ouvrage à la pièce ou toute autre pratique destinée à garantir une récompense supérieure à une activité ou à des talens supérieurs. L’expérience de ce qui se passe dans les réunions publiques des ouvriers et dans les assemblées des grèves nous autorise à penser que l’intérêt et le sentiment dans lequel gouvernerait une majorité de travailleurs aboutiraient à une série de mesures législatives en contradiction avec la liberté individuelle, tendant à élever par décrets les salaires ou à limiter la concurrence sur le marché du travail, à établir des taxes ou des restrictions au sujet des machines qui suppléent les bras, enfin à protéger d’une manière abusive le producteur indigène contre l’industrie étrangère[1]. Il est hors de doute qu’aucune de ces pratiques législatives ne serait dans l’intérêt véritable de la classe la plus nombreuse, et que de pareilles armes se retourneraient contre les mains qui les emploieraient ; mais peut-on raisonnablement prévoir que dans ce cas, où tant de passions et de misères sont un jeu, l’intérêt réel l’emporterait sur l’intérêt apparent ? Les classes supérieures savent-elles bien elles-mêmes faire cette distinction, et se déterminent-elles toujours par les considérations de l’ordre le plus élevé ? Comment espérer du suffrage universel, qui assure la majorité aux classes ouvrières, plus de discernement et de raison ? Ce n’est pas leur intérêt qu’il faut considérer dans cet ordre de questions, c’est l’opinion qu’elles s’en forment, et c’est cette opinion qu’il faut craindre, c’est elle qui peut les amener un jour à des actes de véritable tyrannie. Ce n’est pas par de stériles déclamations sur l’héroïsme, sur le désintéressement du peuple, que l’on conjure de si graves périls. Le peuple n’est pas un être idéal et abstrait ; c’est un composé d’instincts très divers, d’ignorances, de souffrances trop réelles, de sentimens fort inégaux et variables, que des souffles contraires peuvent soulever, capable de toutes les grandeurs et de tous les excès. Et là où il sera le maître absolu, qui peut répondre des influences qu’il subira, des directions qu’il prendra, de sa sagesse ou de sa folie ?

Nous pourrions appliquer le même raisonnement aux autres droits

  1. M. Mill, Le Gouvernement représentatif, p. 144.