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parvenons sans trop de peine à en louer deux. Les patrons s’engagent à nous conduire jusqu’à Hankao sans transbordement. S’installer dans ces maisons flottantes parfaitement couvertes et même quelque peu décorées intérieurement, n’en sortir qu’à notre gré, avancer rapidement et sans fatigue, pouvoir nous endormir à Souitcheou et nous réveiller en vue des steamers et des consulats européens, c’était là un rêve à faire pâlir les songes de tous les fumeurs d’opium. Ce fut le 9 mai 1868 que la réalisation en fut commencée. Remplissant le lugubre office de l’insulteur antique derrière le char de triomphe, la mort eut sa place au milieu de nous, et le cercueil du commandant de Lagrée, déposé sur le pont de l’une des deux jonques, jetait un voile sur notre succès comme sur notre joie.

À partir de Souitcheou, le pays change complètement d’aspect. Sur les deux rives du fleuve, les villes succèdent aux villages, la terre est partout chargée de moissons, et l’on n’aperçoit pas un seul arpent en friche. La population, très dense, éprise du sol et dure au travail, ne dédaigne pas ces minces dépôts d’humus qui semblent formés dans l’anfractuosité des rochers par les débris des nids d’oiseaux de proie. Des champs grands comme la main sont cultivés à toutes les hauteurs, et l’on s’étonne que le laboureur puisse, sans avoir des ailes, parvenir dans ses domaines aériens. Nous passons devant la ville de Lou-tcheou, transportée tout entière bien loin de son primitif emplacement, lequel est devenu un repaire de bandits, parce qu’un parricide avait été commis dans ses murs. En Chine, ce crime horrible est tenu pour un malheur public. Non-seulement on rase les villes qu’il a souillées, mais on est allé jusqu’à mettre à mort des mandarins pour ne l’avoir pas prévenu. Ces infortunés étaient, dans ce cas, déclarés coupables d’avoir laissé, par uns administration supposée mauvaise, les esprits se pervertir et les cœurs se dépraver. Un fils qui lève en ce pays la main sur son père fait plus qu’outrager la nature, il ébranle du même coup l’édifice politique, élevé tout entier sur la double base de la soumission filiale et de l’autorité paternelle, principes fort respectables sans doute, mais qui ont le grave inconvénient de tous les principes, celui d’être absolus. D’un côté dépendance étroite, de l’autre pouvoir sans limites et sans contrôle, telles sont les conséquences inacceptables dans la famille, souverainement iniques dans l’état, qu’entraîne cette doctrine, non moins chère aux fils du ciel que celle du droit divin pouvait l’être à nos anciens rois.

Servis par le courant et poussés par nos rameurs, attentifs à tendre ou à replier, suivant la direction de la brise, notre grande voile de paille, nous voguons si vite qu’il est impossible de saisir les détails du vaste tableau qui se déroule à nos yeux. Un fleuve immense, dont les eaux, à chaque instant accrues par le tribut d’affluens innombra-