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forcée de l’opium[1]. On cessa dès lors d’appliquer la loi salutaire qui prohibait dans l’empire la culture du pavot. Le poison distillé par cette plante funeste multiplia ses ravages, et aujourd’hui, dans certaines localités du Setchuen et du Yunan, les propriétaires, spéculant sur les prix élevés de l’opium, négligent pour le produire les cultures alimentaires, au détriment de la foule, qui meurt de faim sur le bord des champs, où les pavots ont remplacé les rizières.

Laissant derrière nous Tchon-king et continuant à descendre le fleuve, nous avons pris terre pendant quelques heures dans la ville de I-chang-fou. Là, 360 milles à peine nous séparaient encore de Hankao, et nous pensions, à une distance aussi courte des premiers établissemens européens, pouvoir impunément produire au dehors nos visages et nos costumes étrangers ; nous avancions sans défiance et sans armes dans les rues tortueuses de la ville, lorsqu’il fallut regagner nos jonques à la hâte et sous une grêle de pierres. Rentrés à bord et en possession de nos moyens de défense, il nous eût assurément été bien facile de venger cette dernière insulte ; mais, après avoir accompli un aussi long voyage sans que la mort d’un seul homme pesât sur notre conscience, ne valait-il pas mieux, par un suprême effort de modération, éviter de tirer sur la foule au risque de frapper un innocent ? Il fallait en prendre notre parti. Malgré le drapeau français qui flottait à l’arrière de notre jonque, malgré les lanternes[2] grosses comme des citrouilles dont elles affectaient la forme et qui décoraient notre proue, nous devions renoncer à jeter l’ancre devant les grandes villes. Entre I-chang-fou et Hankao, il n’y a pas d’ailleurs de chef-lieu de département sur les bords du fleuve, qui coule à partir du premier de ces points entre les deux provinces de Honan et du Houpé. À quelques milles au-dessus de I-chang-fou, les montagnes se sont rapprochées au point de former une véritable gorge, et le fleuve a repris pour un instant l’aspect que nous lui avons vu dans les défilés du Yunan. Il bouillonne et précipite ses eaux par-dessus des roches entre lesquelles nos jonques, habilement dirigées, s’élancent avec une vitesse effrayante. Depuis Souitcheou-fou, nous avons franchi plusieurs rapides, qui se modifient et se déplacent, suivant les saisons, avec le changement de niveau que déterminent dans le fleuve les pluies d’été et la fonte des neiges dans les montagnes du Thibet ; mais qu’il y a loin de ces obstacles peu nombreux, à travers lesquels les plus grosses jonques n’hésitent pas à s’engager, à la longue succession

  1. En 1807, sur 300 millions de francs qui représentent l’importation totale à Shanghai, l’opium figurait pour 150 millions de francs. (Rapport de M. Siegfried au ministre du commerce.)
  2. Ces lanternes étaient couvertes de caractères peints en rouge visibles de loin, et qui signifiaient : grands ambassadeurs de l’Occident.