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ambition si longtemps servie par la fortune qui, après avoir rejeté de la vallée du Mékong l’empereur d’Annam, dont les domaines s’étendaient autrefois jusqu’au fleuve, attise aujourd’hui les haines de race, et rend impossible entre les populations annamites et laotiennes la reprise des relations commerciales. Nous avons pu constater en outre combien le joug de Siam, en lui-même assez léger pour les peuples, pèse à l’orgueil de certains grands vassaux, comme le roi de Luan-Praban, dont l’amitié pourrait nous être précieuse. On se rappelle en effet que ses états confinent au Tonkin, qu’ils sont peuplés d’hommes vigoureux et actifs et que dans la capitale nous avons rencontré un certain mouvement d’affaires, manifesté par un marché quotidien, le seul qui existe probablement dans tout le Laos siamois. Le jour où nos conseils, donnés avec prudence, répétés avec fermeté, auront rapproché les sujets en contenant l’ambition des princes, des marchands annamites, remplaçant les colporteurs birmans, partiront des rivages du Tonkin pour porter à Luan-Praban, et par là dans la plus grande partie de la vallée moyenne et inférieure du Mékong, les tissus et les autres marchandises d’Europe, introduits aujourd’hui presque exclusivement par Bangkok.

Le cours du grand fleuve, utilisé par de vastes radeaux, rendrait alors d’importans services au commerce, placé dans sa direction naturelle. Quant à la navigation à vapeur, il faut abandonner tout espoir de l’étendre au-delà de ses limites présentes. Cette déception première, à laquelle nous vînmes nous heurter dès le départ, faillit nous gâter tout le voyage ; mais une compensation nous était réservée. Entrer en Chine malgré tant de probabilités contraires, échapper aux mains des Birmans sans autre sacrifice que d’y laisser un peu de notre santé, toute notre garde-robe, et de renier les Anglais, c’était assurément un succès ; mais la colonie qui avait conçu la pensée de notre exploration attendait de nos efforts un résultat effectif au point de vue de ses intérêts d’avenir. Nous pouvions bien lui dire, il est vrai, que Saigon est à tout jamais séparée de la Chine par une longue série de cascades et de rapides, tuer de la sorte la plus caressée de ses chimères ; mais c’étaient là des paroles pénibles à formuler et plus pénibles à entendre. Comme il arrive souvent, la consolation nous vint dans cette disgrâce du côté où nous ne l’attendions pas, d’une modification forcée introduite dans notre programme par la volonté de M. de Lagrée. Je dois dire même à l’éloge de notre chef que cette modification, par nous depuis reconnue nécessaire, fut, à l’heure bu elle nous était annoncée, amèrement critiquée par tous. — Laisser là le Mékong pour gagner le Sonkoï, abandonner la géographie pure et rencontrer la solution d’un problème d’une importance plus pratique et plus immédiate, voilà ce