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comme les dignes lieutenans de ceux dont nous regrettions tout à l’heure l’absence ; mais la plupart du temps à quoi bon ces images de mœurs purement extérieures, ces curiosités dépendant tout entières des couleurs ou de la coupe d’un vêtement, et qui, supprimant presque l’âme de celui qui le porte, ne nous apprennent rien de ses sentimens, de ses passions, de sa manière d’être homme en un mot ? Est-ce donc un progrès que cette tendance générale à substituer dans l’art l’imitation impartiale à l’imitation choisie, le portrait des dehors à l’expression de la vie intime, le mannequin à l’être moral ? Il faudrait voir là bien plutôt un symptôme d’abaissement, et ce n’est pas aujourd’hui un des moindres périls pour notre école que cette facilité à se laisser séduire par les charmes muets d’une donnée exclusivement pittoresque, par l’éclat de certains objets ou la bizarrerie de certains ajustemens.

Le grand tableau que M. Victor Giraud a intitulé le Charmeur peut être cité comme un exemple de l’abus que nous signalons. Ce n’est pas qu’il n’y ait beaucoup de talent dans la disposition de cette scène ou plutôt dans la distribution de la lumière qui l’éclaire ; ce n’est pas non plus que l’exécution manque ici d’aisance, d’ampleur même, ou que le coloris, bien qu’en général transparent comme celui d’un vitrail, n’ait en lui-même une richesse et une décision remarquables. Néanmoins quels enseignemens, sinon des informations strictement matérielles, peuvent ressortir d’un tableau n’ayant d’autre objet que de nous montrer des personnages antiques, somptueusement vêtus, en contemplation devant les tours d’adresse d’un jongleur ? Qu’y a-t-il là qui s’élève au-dessus du genre d’intérêt ou d’amusement qu’offrent dans la vie ordinaire les frivolités mondaines, les plus futiles réalités ? Passe encore si tout cela n’occupait qu’un petit espace ; mais prendre, pour retracer cette scène de salon, une toile de taille à contenir tous les habitans de l’Olympe, franchement c’est à peu près procéder comme un orfèvre qui cisèlerait un bijou dans une colossale masse de bronze, ou comme un poète qui emboucherait la trompette héroïque pour publier un madrigal.

Cette disproportion entre le sujet et le champ où il se développe est au reste un péché d’habitude chez d’autres peintres que les peintres de figures ; les paysagistes en particulier le commettent aujourd’hui avec une étrange facilité. Il semble que pour beaucoup d’entre eux tout se vaille dans la nature, que les beautés les plus inégales aient devant l’art les mêmes droits, et qu’un chemin entre deux haies ou quelques arbres au bord d’une mare soient tout aussi dignes d’être reproduits sur une grande toile que les majestueux sites chers à Claude le Lorrain et à Poussin. Le Salon abonde en erreurs de cette espèce, rachetées incomplètement par le talent