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une longue altercation sur la grande route, il fut convenu que le margrave enverrait chercher de nouveaux ordres au camp royal, et en attendant il assignait à l’ambassadeur un logement dans un village voisin avec une garde pour sa sûreté.

« Vingt-quatre heures se passèrent, puis j’envoyai, dit le comte de Broglie, demander à M. le margrave si les réflexions qu’il avait faites sur l’événement de la veille l’avaient convaincu de la solidité de mon droit. Réponse que les ordres n’étaient pas arrivés. Après-midi, j’envoyai à ce prince un second message pour lui notifier que j’allais de nouveau me présenter à l’entrée du camp… Je partis, je fus encore arrêté par une sentinelle et une barrière qu’on avait placée pendant la nuit. M. le prince de Wurtemberg vint me dire de la part du margrave qu’il n’y avait pas d’ordre du roi son maître, et que je ne pouvais passer. Nous eûmes une conversation très longue et très vive, et sur le refus qu’il continuait de me faire, je lui dis qu’il n’y avait que la force qui pût m’empêcher d’exécuter mes ordres, que j’avancerais seul et à pied comme j’étais, que c’était à lui, s’il croyait pouvoir le faire, à arrêter l’ambassadeur de France de telle manière qu’il jugerait à propos. Je voyais son embarras par tout ce qu’il faisait pour m’en gager à attendre encore quelques heures… Cependant j’avançais insensiblement, ayant toujours le prince et quelques officiers devant moi ; lorsque je n’étais qu’à quelques pas de la garde, il en fit tourner le premier soldat de mon côté et me supplia de ne pas le mettre dans la situation la plus cruelle où il pût se trouver ; il ajouta : « Votre excellence ne passera pas, je l’en assure, » et étendit en même temps le bras comme pour me barrer le chemin, sans cependant me toucher. Je lui dis : a Mon prince, vous m’arrêtez. — Oui, reprit-il, par l’ordre du roi mon maître, ajoutant, c’est-à-dire par l’ordre général de ne laisser passer personne. » Il y eut encore quelques discours entre le prince et moi ; puis, jugeant aussi indécent qu’inutile de demeurer plus longtemps à cet endroit, je suis revenu ici le samedi 9 à dix heures du soir[1]. »

S’il n’avait pu s’acquitter de sa commission, le comte avait obtenu un résultat auquel il n’attachait guère moins de prix : il revenait muni d’un bon grief diplomatique propre à la cour de France, et qui permettait à son gouvernement d’entrer en campagne pour son compte personnel, et non simplement comme allié et à la suite de la Saxe et de l’Autriche. Les nouvelles qu’il eut à Dresde achevèrent de le convaincre qu’il ne s’agissait plus désormais que de la guerre générale et de la manière de l’engager et de la conduire.

Les bruits répandus sur les premiers faits d’armes survenus en

  1. Le comte de Broglie au marquis de Valori, ministre de France en Prusse, 11 octobre 1756. (Mémoires du marquis de Valori, t. II, p. 353.)