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point en elles indigente, parce que, loin d’être une insulte à la nature, elles lui sont un hommage. C’est vertu qu’une telle opulente sensualité quand elle est unie à une telle chair, s’il est vrai que la vertu consiste dans l’obéissance à sa vraie loi ; pour ces beaux corps, la volupté n’est pas plus un vice que ne l’est l’épanouissement pour la fleur. Aussi les créations du Titien ont-elles dans leur paganisme quelque chose de presque religieux, tant elles nous conduisent près des sources de la nature, tant elles nous rendent sensible l’inexorable loi du désir par laquelle s’entretient la vie. La galerie Borghèse contient entre autres une toile qui s’appelle les Quatre âges de l’homme[1]. La toile ne permet d’en compter que trois, mais peu importe. Sur le bord d’une prairie, de beaux enfans se culbutent et s’agacent au pied d’un arbre ; sur le même plan qu’eux, du côté opposé, un berger et une bergère répètent l’Oarystis de Théocrite, et tout au fond, bien loin, un vieillard chauve est assis méditant, une tête de mort entre ses mains. La composition, comme on le voit, est assez compliquée, sans être très neuve ; mais en face de l’œuvre on ne songe pas à ce défaut, tant l’attention est absorbée par le jeune couple du premier plan. C’est au Cantique des Cantiques qu’il faut remonter pour trouver une pareille expression de ce qu’il y a de religieux dans les émotions charnelles de la nature. Les deux jeunes gens sont assis à terre, plongés dans un silence solennel si profond qu’il donne au contemplateur une impression de gravité en dépit de l’âge des deux acteurs. Quelque parole de poète champêtre, quelque accent de mélodie vient sans doute de les jeter dans ce recueillement, car le jeune berger tient sa flûte arrêtée à mi-chemin de ses lèvres. Leur être tout entier se fond dans un trouble sacré qui ravit leurs sens en même temps qu’il intimide leurs âmes ; une douce terreur mutuelle les tient muets l’un devant l’autre, comme enchaînés dans une sorte de délicieux respect. Cela n’est pas une simple idylle, comme la scène et les acteurs pourraient le faire croire ; pour qui regarde de plus près, cela est sérieux comme une grande page de philosophie naturelle, et pieux comme une hymne d’église. Dans ce tableau, Titien a retrouvé le sentiment qui porta les hommes des âges naïfs à considérer les chaudes émotions de la chair troublée comme une action des forces divines en eux.

Dans une magnifique composition appartenant à la galerie Borghèse, Titien a fait pour ainsi dire la synthèse de cette philosophie religieuse de la nature. Les Romains ont donné pour titre à cette composition l’amour sacré et l’amour profane. Ce titre est à

  1. Cette œuvre superbe est en double à Rome. La galerie Doria en contient une répétition que je croirais plutôt, sans vouloir l’affirmer, une première composition.