Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/841

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre-sens, ainsi que me le faisait remarquer une judicieuse personne, car la figure qui porte le nom d’amour sacré est plus que mondaine, et celle qui porte le nom d’amour profane, par la raison sans doute qu’elle est nue, est d’une irréprochable décence. La Fable et la Vérité ferait un meilleur titre ; mais le titre exact devrait être la Nature et la Civilisation. La pensée de l’artiste est, me semble-t-il, indiquée aussi clairement que possible par la disposition de la scène. Deux jeunes femmes parfaitement belles, l’une vêtue, l’autre nue, sont l’une assise, l’autre appuyée contre la margelle en marbre richement ciselé d’une citerne ou d’une sorte de réservoir. Or du côté de la femme nue un horizon rustique s’étend à perte de vue ; on aperçoit des champs couverts de troupeaux où galopent des cavaliers, un large fleuve, et par derrière un hameau et son clocher. Du côté de la femme vêtue, un paysage escarpé conduit à une ville dont on aperçoit tout en haut la citadelle et les tours. Voilà bien la vie des champs et la vie des villes nettement indiquées et séparées par les caractères des deux paysages. Il n’est pas bien difficile de lire dans la pensée du grand peintre ; cela veut dire : la vérité ou la nature, ce qui est tout un, donna d’abord naissance à la vie rustique et réunit les hommes dans les liens d’habitudes simples et paisibles ; la fable ou l’artifice, ce qui est tout un encore, donna naissance à son tour aux cités, et fît les hommes prisonniers entre des murailles de pierre, les enchaîna de liens hypocrites. Et à laquelle Titien donne-t-il la préférence ? Cela est d’abord assez difficile à dire, car voyez, un bel enfant, avec une mine sérieuse, s’occupe à troubler l’eau du puits d’où la vérité vient de sortir. Cet enfant ne veut-il pas dire qu’à peine née, la vérité fut altérée, et que son eau pure fut mêlée du limon du mensonge ? Pour la retrouver encore limpide, il faut aller par-delà cette plaine, là où coule le fleuve, où le village baigne ses pieds. Cette altération fut-elle bien regrettable cependant ? Voyez, c’est elle qui a enrichi de sculptures la margelle du puits ; le mensonge a donné au monde le luxe des arts, produit complexe, mêlé, comme l’eau du puits, sous la main du petit génie qui représente ici l’imagination humaine ; mais, on n’en saurait douter, la préférence du Titien est pour la nature. Celle-ci est une fille entièrement nue, vêtue seulement de sa beauté et de sa pudeur. Elle est assise sans façon, en vraie nature qu’elle est, sur le bord du puits ; les jambes légèrement entre-croisées, elle penche le corps en s’appuyant sur la margelle d’une de ses mains, et de l’autre elle tient un vase d’où s’échappe une vapeur fumante. Par ce vase, elle dit visiblement : De moi vient toute chaleur, toute richesse du cœur, tout amour qui réchauffe. Le personnage opposé est au contraire vêtu des pieds à la tête d’habits somptueux et lourds,