Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exubérans poètes qu’il y ait jamais eu. Rome contient plusieurs de ses étincelantes fantaisies ; j’en veux décrire exactement les deux plus belles afin de justifier ce titre de poète que nous lui donnons.

La galerie du Capitole possède un Enlèvement d’Europe. La nymphe vient de débarquer ; elle se repose des terreurs de son voyage à l’ombre d’un frais bosquet. À ses pieds, la bête divine, la tête chargée de fleurs, rumine amoureusement ; mais, ô merveille, tout l’Orient a suivi la nymphe sur notre Occident ! À l’horizon meurent les flammes d’un soleil plus beau que le nôtre ; un parfum excitant d’épices semble circuler dans cet air chaud rafraîchi par les vapeurs des sources et les éventails des arbres ; à terre sont étalées les perles barbares et les étoffes somptueuses comme si les coffrets du grand roi avaient été emportés pour le voyage ; partout croissent les palmiers et les arbres d’Asie, et l’on aperçoit dans le lointain les chameaux des caravanes qui s’en retournent vides de leurs trésors. Je le demande, est-il dans l’Arioste une féerie qui l’emporte sur celle-là ? — Voici une autre fantaisie qui est digne de Shakspeare ; la riche galerie Borghèse en est l’heureuse propriétaire. Cela prétend représenter saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert. En réalité, il s’agit d’un jeune misanthrope de fort aimable tournure, qui, amaigri par des veilles trop répétées et probablement digérant mal par suite de quelques abus de plaisirs, s’est retiré dans la solitude pour tonner tout à son aise contre la vie mondaine qui l’a mis en si mauvais état. La retraite qu’il habite, agréablement ébouriffée d’herbes et de branches verdoyantes, n’a pas un aspect bien terrible ; si elle est sauvage, c’est avec le plus aimable abandon. Ce doit être quelque ermitage de ces campagnes entre Venise et Padoue, dont notre président De Brosses a fait une si jolie description. Par un sentier tout fleuri de gazon montent les belles dames de Venise qui, s’inquiétant de son absence, ont pris le parti de venir le visiter. Elles sont en élégante toilette de ville : robes de gaze blanche avec agrémens rose et bleu, bracelets, colliers de perles, et le reste à l’avenant. Lui garde son air le plus morose, et s’apprête sans doute à les assaillir de boutades et à leur faire une mauvaise réception, qui vaudra bien mieux pour leur amusement qu’un bon accueil banal. Ne vous semble-t-il pas que nous venons de décrire un épisode du Comme il vous plaira de Shakspeare, et de vous montrer dans sa solitude misanthropique le philosophe Jacques ? Comme lui, ce saint Jean-Baptiste dirait sans doute aux belles dames et aux jeunes seigneurs de sa connaissance : « Surtout ayez soin d’épargner mes arbres et de ne pas gâter leur écorce en y gravant vos chiffres et vos folles devises d’amour. »