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froids, si on les compare à l’Orient, où la faim est sinon détruite, du moins fort diminuée par la chaleur de la température, où l’on boit plus d’eau que de vin, où l’on couche sans danger à la belle étoile. L’autre est purement morale et ressort de la nature même de l’homme, qui est imprévoyant, à Paris surtout. Dans le peuple, où le goût des liqueurs fermentées est trop répandu, on vit au jour le jour sans souci du lendemain, parfois on dépense en une soirée le gain de toute une semaine ; on ne sait guère épargner ni pour le ménage, ni pour les enfans, ni pour les temps de maladie ou de chômage imprévu. C’est à soulager les maux qu’engendrent la cherté de la vie et l’imprévoyance humaine que s’applique la bienfaisance publique.


I

De tout temps, l’exercice de la charité a été un plaisir pour les âmes miséricordieuses et une nécessité politique pour les gouvernemens ; aussi, à côté de la bienfaisance individuelle et des associations libres, il n’est pas rare de retrouver une ingérence directe de l’état, qui, sous une forme ou sous une autre, organise les secours d’une façon régulière. Les ordres religieux, obéissant aux préceptes de la morale chrétienne et mus par l’esprit d’envahissement qui leur est propre, ont souvent cherché et cherchent encore à substituer leur action exclusive à celle des particuliers et des gouvernemens. Il n’y a pas longtemps que ceux-ci ont renoncé aux vieux usages monarchiques, et plus d’une fois ils ont trouvé moyen de donner a la charité des apparences qui la rendaient condamnable. Dans les jours de réjouissance publique, on pensait aux pauvres, mais avec cette hauteur malséante que les grands affectaient envers le menu peuple ; on faisait ce qu’on appelait alors des largesses ; on jetait à la foule des pièces de monnaie et des vivres. Ces avilissantes distributions étaient de tradition royale, et elles n’ont disparu qu’avec les Bourbons de la branche aînée. Je me souviens d’avoir vu la dernière qui eut lieu à Paris, sous la restauration. C’était aux Champs-Elysées. Dans le quinconce de gauche en entrant était dressée une sorte d’immense estrade en planches, semblable à une tour carrée, d’où s’échappait un ruisseau de vin violâtre ; quelques humbles fonctionnaires, debout et ricanant, lançaient à toute volée des cervelas, des saucissons et du pain. Des hommes, des femmes se roulaient sur le sol, s’arrachant cette charcuterie médiocre, pendant que d’autres portant des cruches, des seaux, des éponges emmanchées au bout d’un bâton, se ruaient, s’étouffaient pour arriver jusqu’à la fontaine de vin. C’était hideux ; quelques gendarmes avaient grand’peine à empêché les ivrognes tombés par terre d’être piétines par