Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/939

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sacrifices, de tant d’espoirs déçus, d’une si profonde désespérance, que le médecin et moi nous nous regardâmes comme si nous venions d’entendre la révélation d’un forfait. Lorsqu’elle se leva pour partir, le docteur me fit un signe rapide, je la regardai marcher, et je reconnus avec épouvante que ses dix enfans allaient bientôt avoir un frère.

C’est là mieux que partout ailleurs peut-être, en les voyant défiler une à une, qu’il est facile de se convaincre que la femme n’abdique jamais, à moins qu’elle ne soit absolument vaincue et matée par l’âge. — Tant qu’elles n’ont point perdu toute figure humaine, la coquetterie persiste ; le médecin en causant avec moi exprimait cette idée sous une forme saisissante : « Elles n’ont pas de quoi manger, mais elles portent de faux chignons. » Cela est strictement vrai. Il y a là des femmes pour qui le médicament obtenu est littéralement une sorte de nourriture, et qui trouvent moyen, on ne sait comme, d’acheter de la pommade et des jupons bouffans. Il faut qu’elles aient soixante ans et plus pour renoncer à « embellir leurs charmes. » On ne sait plus alors à quel sexe elles appartiennent ; ce sont des êtres hybrides ; leurs lèvres molles, couvertes d’un duvet roussâtre, leur voix forte et éraillée, semblent en faire des hommes, tandis que leur cou ridé, augmenté d’un fanon pendant, leurs mains faibles, une certaine câlinerie du regard, dénoncent encore qu’elles sont des femmes : c’est un genre neutre que l’histoire naturelle n’a pas classé. — Elles sont insatiables dans leurs demandes ; il leur faut du tilleul pour les faire dormir, de la camomille « pour leur pauvre estomac, » du vin de quinquina pour les fortifier, du sirop de gomme pour la tisane. Les plus hardies font comprendre qu’elles voudraient bien du sucre pour leur café au lait ; mais elles en sont pour leurs frais d’éloquence. Si l’assistance publique ne refusait pas le sucre, elle serait ruinée en deux ans.

On est fort généreux envers les pauvres gens. Non-seulement on leur distribue des médicamens gratuits, mais lorsqu’ils ont besoin de lunettes, de genouillères, de bas élastiques, de béquilles et de ces appareils orthopédiques que les ouvrages de force rendent si souvent indispensables au peuple de Paris, on leur en fait donner : heureux lorsqu’ils ne les vendent pas immédiatement pour aller boire ! L’ordonnance signée par le médecin est formulée sur une feuille imprimée, divisée en deux parties, car, selon les médicamens prescrits, elle doit être portée à la pharmacie de la maison de secours ou à un des apothicaires de Paris : trente-sept substances, considérées comme dangereuses ou offrant des difficultés reconnues de manipulation, sont réservées exclusivement à ceux-ci, les autres sont fournies par les sœurs de charité, à qui une longue pratique a