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considère l’émigration comme un bannissement, et, arrivé en Amérique, apporte dans les complots du fénianisme la furieuse haine qu’il a conçue contre ceux qui l’ont condamné à l’exil. Enfin on a fait à l’Irlande le don le plus précieux que l’on puisse accorder à un peuple. D’une main libérale, on lui a distribué une excellente instruction, et malheureusement cette instruction ne lui a servi qu’à mieux mesurer l’étendue de ses misères, à aigrir ses maux, à lui donner une voix pour accuser ceux qu’elle appelle ses tyrans. Ainsi toutes les mesures de réparation et de justice adoptées par l’Angleterre ont eu cet unique et lamentable résultat d’accroître et d’enflammer les mécontentemens de l’Irlande. — M. Gladstone le constate, il en gémit, mais ne s’en étonne pas ; c’est pourquoi il propose maintenant un bill qui rétablira, espère-t-il, la paix sociale en Irlande, parce qu’il améliorera définitivement le sort des cultivateurs. C’est ce bill que nous nous proposons de faire connaître après avoir montré ce qui l’a rendu nécessaire.


I

On sait que l’Irlande fut donnée au roi d’Angleterre Henri II en 1156, par une bulle du pape Adrien IV ; mais jusqu’à l’époque d’Elisabeth les Anglais ne parvinrent à s’emparer que de la partie orientale de l’île. Ce furent les insurrections catholiques contre l’Angleterre protestante qui amenèrent la conquête complète, sous Elisabeth et sous Cromwel. En même temps les monastères furent supprimés, les grandes propriétés confisquées, les terres distribuées aux protestans vainqueurs. Les paysans à qui appartenait le sol sous la charge de certaines prestations féodales furent insensiblement considérés et traités comme de simples tenanciers sans droit sur la terre, c’est-à-dire comme des tenants at will.

C’est seulement pendant le XVIIIe siècle que, l’ordre régnant enfin en Irlande, le système social qui y était établi commença de porter ses fruits. Le code pénal, qui interdisait la propriété foncière aux catholiques, et les lois anglaises des majorats et des substitutions, eurent pour effet de maintenir la terre, divisée en immenses domaines, aux mains de quelques familles protestantes et anglaises. Elles résidaient en Angleterre ; elles s’inquiétaient peu de l’administration de leurs biens irlandais ; elles les louaient, à bon marché et pour un long terme, à des fermiers qui conservaient le sol en pâturages et engraissaient du bétail. L’île était peu peuplée : elle ne comptait encore que 1,871,725 habitants en 1766. La culture de la pomme de terre amena un grand changement vers la fin du siècle. Cette plante donnait en abondance un aliment que l’Irlandais préférait à son grossier pain d’avoine. Pouvant se nourrir plus