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d’un seul attentat pour répandre la terreur dans toute une province. Un propriétaire est assassiné parce qu’il a donné congé à l’un de ses locataires, et l’assassin, protégé par la complicité morale de la population, échappe aux investigations de la justice. Aussitôt tous les propriétaires sont alarmés ; nul ne se croit plus à l’abri, chacun tremble pour sa vie. La propriété est un péril, la résidence un supplice. L’ordre social est complètement ébranlé. Dans un pays où la société ne repose pas sur des bases conformes à l’ordre naturel et où riches et pauvres se trouvent en présence comme deux factions ennemies, un incident qui ailleurs passerait inaperçu cause un bouleversement profond.

Il y a ensuite en Irlande certaines circonstances qui donnent aux évictions un caractère de rigueur qu’elles n’ont pas dans d’autres pays. En premier lieu, une série d’actes du parlement sont venus augmenter les privilèges du propriétaire pour expulser le fermier et pour obtenir paiement des fermages ; en second lieu, certains propriétaires donnent congé tous les ans leurs tenanciers, non pour les faire partir, mais pour faciliter leur expulsion et pour les avoir dans la main. Ces congés (notices to quit), comme le remarque M. Gladstone, aggravent le mal chronique qui mine la société en rendant la condition du fermier tout à fait, précaire. En troisième lieu, l’éviction en Irlande, ce n’est pas comme ailleurs un changement d’occupation : c’est l’exil. Enfin très souvent l’éviction n’est rien moins qu’un crime, comme l’ont dit lord Dufferin et M. Gladstone, rien moins qu’un vol, comme ont ajouté MM. Mill et Leslie. Ce dernier point étant celui qui a soulevé le plus de réclamations et, qui est l’objet des clauses les plus rigoureuses du bill actuel, nous tâcherons d’en faire comprendre l’importance.

Les propriétaires du sol irlandais, absens du pays, n’ont rien fait pour en favoriser la culture, sauf certaines exceptions d’autant plus méritoires qu’elles sont plus rares. Ce sont les tenanciers eux-mêmes qui ont élevé les bâtimens d’exploitation, fait les routes, défriché, drainé, enlevé les pierres, clôturé, en un mot mis la terre en valeur. Ce sont donc eux qui ont créé la plus grande partie de la valeur du sol, toute la valeur, diraient certains économistes qui, à la suite de Bastiat, prétendent que les forces naturelles sont toujours gratuites, et qu’il n’y a d’autre valeur que celle produite par le travail. Si, comme on le dit généralement, la base de la propriété est le travail, la terre devrait appartenir à ceux qui l’ont rendue productive ; mais loin de là. D’après la loi actuelle, même les améliorations, les constructions appartiennent au propriétaire, et le jour où le locataire est expulsé, il n’a droit à aucune indemnité. Quand un propriétaire qui a donné à bail une ferme en bon état d’entretien