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vient à reprendre, possession de ce qu’il a exécuté avec sont capital, le sentiment de justice n’est pas froissé ; mais lorsqu’en expulsant le fermier il se rends maître de tout ce que celui-ci a créé à force de labeurs et de privations, le mot qui vient naturellement à l’esprit est celui de spoliation, et l’on commence à comprendre l’irritation qui soulève l’Irlande. Voici un fait qui fera saisir l’iniquité sur le vif. Les correspondant du Times, M. O’Connor Morris[1], aperçoit dans un endroit écarté une bonne maison couverte d’ardoises. Il s’en étonne et demande à celui qui l’occupe s’il l’a bâtie lui-même. « Oh ! non, répond celui-ci, c’est mon prédécesseur. Le pauvre homme ! il est maintenant en Amérique. » Puis le paysan ajoute en jetant autour de lui des regards de défiance et de haine : « Il devait une année de fermage, 28 livres, et on lui a pris sa maison, qui lui en a coûté 100. » Ceci est un fait de peu d’importance ; mais il y a des cas d’éviction qui ont une notoriété universelle et sinistre. Ce qu’il y a de plus désolant, c’est que la générosité même du propriétaire devient pour les tenanciers un piège et une cause de ruine. J’en citerai un exemple qui serre le cœur ; je l’emprunte au livre de M. Leslie. Le marquis de Thomond était un de ces propriétaires comme il y en a beaucoup en Irlande parmi les grands seigneurs. Jamais il n’inquiétait ses tenanciers ni ne songeait à élever la rente, mais il leur laissait le soin d’exécuter tous les travaux qu’exigeait la culture. Pleins de confiance dans un aussi bon maître, les fermiers bâtissent, drainent, améliorent, de toutes façons ; mais le marquis meurt et l’on vend ses biens : les malheureux perdent tout. « J’ai vu, dit un témoin, un infortuné cultivateur rassembler toutes ses ressources pour racheter ce qu’il avait lui-même créé, n’y point réussir et partir pour l’Amérique, la haine dans le cœur. » Voici encore quelques traits empruntés aux lettres du correspondant de l’Illustrated London News, Partout, au centre de l’Irlande, dans les villes, dans les villages, le long des routes, on rencontre des chaumières ruinées ; mais dans le comté de Mayo on traverse des districts entiers complètement dépeuplés depuis ces six dernières années. Maintenant c’est le désert ; on n’aperçoit plus d’habitans, ni même une tête de bétail dans des lieux qu’animait récemment l’activité de cent petites fermes. Dans les environs de Ballybeg, des marais ont été mis en valeur, transformés en terre fertile pied à pied, grâce au travail incessant de plusieurs générations, et pourtant l’on n’a pas respecté cette propriété si rudement ; conquise : plusieurs de ces laborieux cultivateurs ont été expulsés. Ils se sont vengés en essayant de tuer le propriétaire à coups de fusil. Voilà comment l’iniquité engendre le crime.

  1. The land question of Ireland (1870), p. 176, intéressant volume formé d’une série de lettres adressées au Times, où l’on trouve un tableau animé de l’Irlande actuelle.