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concentrée aux mains d’une poignée de privilégiés paraît un inique monopole que tous ont intérêt à attaquer et que nul n’ose défendre ? Si l’on demande en Irlande une expropriation générale, si le land-bill porte une si rude atteinte au droit de propriété, n’est-ce pas uniquement parce qu’on ne frappe ainsi que le petit nombre ? Ce n’est pas la France, avec ses 5 millions de propriétaires, qui songerait à adopter pareille mesure.

Le bill actuel satisfera-t-il l’Irlande ? Le cri partout répété de fixity of tenure a fait naître de telles espérances qu’il paraîtra d’abord très insuffisant ; mais les tenanciers ne tarderont pas à en ressentir les salutaires effets. À moins qu’ils ne refusent de payer le fermage ou ne sous-louent la terre, ils seront à l’abri de toute éviction arbitraire, car le propriétaire ne peut les expulser sans leur payer une forte indemnité. Le droit que la coutume leur avait fait acquérir dans certains comtés, mais que la loi ignorait, leur est désormais garanti. Ils sont protégés contre les racks-rents. Les améliorations qu’ils auront faites leur seront remboursées, et, s’ils veulent acheter la terre qu’ils occupent, l’état leur en fournira les moyens. Jamais nulle part des avantages aussi exceptionnels n’ont été assurés aux classes rurales, et le parlement, qui les accorde à l’Irlande, n’en fait pas même jouir l’Angleterre. Les maux, résultat de longs siècles d’oppression, ne disparaîtront pas de sitôt ; mais il faut espérer que dans l’île-sœur, désormais pacifiée et rattachée à la Grande-Bretagne par les liens d’une confiance réciproque et d’une affection mutuelle, le travail, mieux dirigé et plus équitablement récompensé, sera sans doute assez fécond pour assurer à tous le moyen de vivre en hommes. On aurait pu faire de la verte Erin un immense et magnifique pâturage, comme la région verte de la Hollande, parsemé de quelques splendides résidences et d’un petit nombre de fermes à bétail. On y serait parvenu en faisant partir encore 3 millions d’Irlandais ; mais, puisqu’on n’a pu les arracher au sol natal, il ne reste qu’une chose à faire : c’est de les convertir peu à peu en propriétaires, réconciliés avec les landlords parce qu’ils n’auront plus rien à craindre de ceux-ci, libres parce qu’ils seront désormais maîtres de leur destinée, heureux parce qu’ils pourront jouir en sécurité des fruits de leurs travaux.


ÉMILE DE LAVELEYE.