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droit et le devoir, le juste et l’injuste, le tien et le mien. Il doit être toujours obéi, quoi qu’il commande. Tout ce qui est obligation sociale, soit le devoir de l’homme envers autrui ou la justice, soit le devoir envers Dieu ou la religion, dépend du pouvoir. Quant à celui-ci, il peut être soumis à une loi divine, mais non à aucune autre, la loi n’étant que ce qu’il a voulu ; personne n’a de droit contre lui, car il n’a traité avec personne ; le sujet ne peut donc jamais se dire lésé par le souverain, qui ne s’est obligé à rien. Le souverain doit être inviolable, irrésistible, dans toutes les formes de gouvernement, mais dans aucune plus que dans la forme monarchique, parce que d’une part le monarque n’a et ne peut avoir d’autre intérêt que la société, et de l’autre son pouvoir, n’étant pas divisé contre lui-même comme l’est le pouvoir des assemblées, ne saurait jamais être dominé par l’intérêt ou la passion des particuliers ou d’une minorité. — On voit sans développement comment cette philosophie civile se réduit à une pure théorie de l’absolutisme.

Je n’outre rien, les termes sont précis : « Cette guerre de tout homme contre tout homme a pour conséquence que rien ne puisse être injuste. Les notions de droit et de tort, de justice et d’injustice n’ont là aucune place. Où il n’y a pas de pouvoir commun, il n’y a point de loi ; où il n’y a point de loi, pas d’injustice. La force et la fraude sont à la guerre les deux vertus cardinales. La justice et l’injustice ne sont des facultés ni du corps ni de l’âme[1]. »

On conçoit qu’un raisonneur ingénieux et subtil tel que Hobbes ne manque pas de preuves de détail, de fines considérations, d’argumens spécieux, pour développer et couvrir une doctrine très grossière quand on la résume. Cependant les paradoxes les plus rebutans ne coûtent pas à celui qui a dit : « Le souverain doit être absolu. Son pouvoir doit être aussi grand qu’on peut l’imaginer. Il n’y a point de contrat (covenant) qui l’oblige envers les sujets. La liberté de disputer contre l’absolu pouvoir est un ver qui ronge le corps social. La tyrannie n’est qu’un nom que les mécontens d’une monarchie lui donnent. Rien de ce qu’un souverain peut faire à un sujet ne saurait être sous aucun prétexte appelé injustice, car tout sujet est l’auteur de tout acte du souverain, puisque celui-ci le représente. Tolérer qu’on professe la haine de la tyrannie, c’est tolérer la haine de la chose publique. »

Hobbes, on le voit, est parti de l’égalité naturelle entre tous les hommes et d’un contrat primitif pour expliquer l’origine des sociétés et des gouvernemens, et dans ces principes il a découvert les titres du despotisme illimité, car la liberté originelle des individus était elle-même sans limites, puisque le juste et l’injuste

  1. Leviathan, par. I, ch. XIII, cf. ch. XV.