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Ces paroles indiquent combien dans l’église même on le trouvait redoutable. L’était-il autant en effet ? Son talent, supérieur à ses doctrines, n’a pas pu leur enlever un caractère de choquans paradoxes. On a peine à lui supposer des convictions désintéressées, et le ton sérieux et digne de l’écrivain ne semble que le masque du cynisme de la pensée. Si de telles idées présentées avec gravité, enchaînées avec art, sont faites pour s’emparer de certains esprits, de ceux par exemple qu’on appelait alors libertins, en leur offrant le secours imprévu d’une apologie décente et presque austère, le dernier tiers du XVIIe siècle n’était pas l’époque la plus propre à confirmer ce succès momentané et à donner à Hobbes définitivement gain de cause. La révolution pouvait être lasse, elle n’était point. anéantie. Elle avait produit autre chose que des découragés se donnant pour désabusés. Cromwell avait pu tant qu’il voulait recevoir Hobbes en sa grâce ; il pouvait céder au faible de tous les maîtres du monde pour les panégyristes du principe d’autorité. même sous la domination de Cromwell, on était encore dans la période révolutionnaire, et Hobbes s’éloignait tellement par ses principes et leurs conséquences, par ses croyances et leur expression, des pensées de tous les partis qui avaient fait la révolution, du langage même de mylord protecteur, qu’il ne devait séduire que des indifférens ou des royalistes esprits forts empressés de rompre toute solidarité avec l’église. Les sectes puritaines ne pouvaient seulement l’écouter. Son fatalisme différait du leur, quoique l’un comme l’autre fût fondé sur une idée exagérée de la perversité humaine. Des antinomiens extrêmes avaient osé conclure du dogme de la chute que toute morale humaine était vanité et corruption, et qu’une loi naturelle était condamnée par son nom même, puisque la nature était mauvaise. Il doit paraître singulier que de cette même idée Hobbes infère la nécessité et la légitimité du pouvoir arbitraire, tandis que les sectes puritaines arrivent à des conséquences tout opposées. Ce qu’il y a de mauvais en nous aurait donc également motivé l’extrême tyrannie et l’extrême liberté.

Le calvinisme et même le protestantisme en général peuvent être embarrassés pour accorder leur excessive préoccupation de la présence du péché en nous avec une confiante aspiration à l’indépendance des sociétés et des individus. Au premier abord, il semble que la logique soit du côté de celui qui dit : « L’homme est méchant, et il ne ferait que du mal à ses semblables et à lui-même, si quelque obstacle plus fort que sa volonté ne l’arrêtait. Les gouvernemens sont cet obstacle ; ils le contiennent par la force, les lois, les religions. La justice est ce qu’ils trouvent utile pour tenir la société en paix. » Je ne défends certes pas cette doctrine, mais j’avoue que,