Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des jugemens civils rendus dans les deux pays, en sorte que les arrêts des tribunaux espagnols fussent exécutoires en France, et que les arrêts des tribunaux français pussent être exécutés en Espagne sur le visa d’un consul ou d’un agent diplomatique. C’est une affaire d’un ordre purement judiciaire, dira-t-on ; nullement, sous le voile d’une simplification introduite dans les rapports des habitans des deux pays, c’est une des questions les plus graves, les plus délicates. Est-il sage d’abord, est-il prudent d’aliéner en quelque sorte une part de la souveraineté nationale en dépouillant les tribunaux français du droit de réviser dans une certaine mesure les jugemens rendus dans un pays étranger ? Un consul ou un agent diplomatique peut-il, par un simple visa, livrer la fortune, les biens, quelquefois la liberté des citoyens français à une juridiction étrangère ? C’était là une première difficulté touchant au fond même des choses, et franchement, quelque talent qu’ait déployé M. Émile Ollivier, il n’a pas réussi à justifier une thèse plus, séduisante que solide. Il a doucement égayé toutes ces têtes chenues du sénat, lorsqu’il a laissé luire l’espérance d’illustrer son consulat en unifiant les législations européennes, en faisant un code de commerce universel, en créant un droit maritime universel. Cela viendra peut-être, il faudra du temps, nous aurons vu passer bien des ministères, et dans tous les cas M. le garde des sceaux se laisse aller à un mirage d’érudition par trop candide lorsqu’il prétend retrouver dans le passé, au XVe et au XVIe siècle, dans l’histoire commerciale de Gênes et de Venise, l’unité de législation qu’il rêve de faire accepter par les gouvernemens et par les peuples. Il en est de cette unité d’autrefois comme de la liberté municipale qu’on cherche dans le passé. La liberté moderne, le droit moderne, n’ont rien de commun que le nom avec ce qui n’était le plus souvent qu’un privilège se reliant à tout un état social que M. le garde des sceaux, moins que tout autre sans doute, rêve de ressusciter.

Ce n’était là en définitive qu’une amplification brillante jetée sur un simple traité de juridiction avec l’Espagne. Il y avait à côté une question bien autrement pressante et toute politique. Quel titre avait le sénat pour intervenir dans une négociation diplomatique qui est du ressort du gouvernement seul ? Voilà la question constitutionnelle. On a contesté le droit au sénat, et le sénat a employé le meilleur moyen, il a exercé son droit ; il a voté un ordre du jour qui rappelle le principe de l’indépendance de la juridiction nationale. M. le duc de Gramont et après lui M. Émile Ollivier ont développé avec complaisance, et non sans une certaine raideur, cette théorie étrange qui consisterait à ne reconnaître aux assemblées qu’une prérogative de contrôle sur les choses accomplies. Ce serait là, il faut en convenir, une singulière interprétation du droit parlementaire. Ainsi le gouvernement, sous prétexte que seul il fait les traités, peut engager la politique de la France, nouer toutes sortes de combinaisons qui enchaîneront l’avenir ; il peut préparer cette unification