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a avec sa majesté très chrétienne, mais que désormais elle ne se croira plus obligée de se gêner. » — « À ce mot, dit M. Hennin dans sa dépêche, je fis un mouvement en arrière. M. le feld-maréchal, en me le répétant, me dit : « Ce sont les propres paroles de sa majesté, » et il poursuivit : « Au reste, la manière dont on agira dans les états de sa majesté décidera de sa conduite envers la famille royale. » À ces paroles sauvages, M. Hennin répondit par un refus positif de partir en laissant ainsi derrière lui, comme dans les guerres de l’antiquité, les femmes royales en otage. Une escouade de soldats fit alors main basse sur lui ; on le força de monter dans une voiture déjà préparée, et un officier prenant place à ses côtés le conduisit jusqu’à la frontière[1].

Les hostilités commencèrent immédiatement, et en moins de quinze jours la Bohême fut littéralement couverte de troupes prussiennes. Divisée cette fois, comme l’année précédente, en trois corps, l’armée de Frédéric tendit droit vers Prague et rencontra en avant de cette ville le maréchal Braun, à peine sorti de ses quartiers d’hiver et mal remis des pertes qu’il avait éprouvées à l’ouverture de la campagne. Dans ces conditions, la bataille était perdue d’avance, et le 6 mai au soir l’armée impériale rentrait en déroute dans Prague, après onze heures de combat, avec son chef mortellement blessé. « Je me porte bien, écrivait Frédéric à sa mère du champ de bataille, et mes frères aussi. La campagne est perdue pour les Autrichiens. J’ai les mains libres avec 150,000 hommes. Nous sommes maîtres d’un royaume qui nous fournira de l’argent et des hommes. J’enverrai une partie de mes troupes faire un compliment aux Français ; je poursuivrai les Autrichiens avec le reste. » Dès le lendemain, traçant autour de Prague une immense ligne de circonvallation, que gardaient 50,000 hommes, et, vomissant de toutes parts sur la malheureuse cité un déluge de bombes, il réduisait l’armée désorganisée et les bourgeois pris au dépourvu à toutes les horreurs de la famine.

C’est sous le premier effet de ces nouvelles foudroyantes et dans une véritable stupeur que le comte de Broglie, arrivant de France, trouva la cour et la ville de Vienne. Chacun croyait voir déjà les grand’gardes de Frédéric apparaître sur la rive du Danube. Marie-Thérèse seule gardait l’impassibilité de son âme. Elle n’avait qu’une parole ou plutôt qu’un cri qu’elle redisait à ses ministres éperdus : « il faut délivrer Prague à tout prix ; » mais cette libération ne pouvait s’opérer qu’en mettant en ligne la seule armée que l’empire conservât encore intacte, et qui, campée en Moravie, sous les ordres

  1. M. Hennin à M. de Rouillé, 23 mars 1757. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)