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Il a publié un roman tout plein d’esprit et de thèses hasardées, de portraits contemporains et de paradoxes. On le lit partout, on le commente avec passion. Chacun prétend reconnaître et démasquer les personnages ; les personnages se démasquent eux-mêmes en réclamant dans les journaux contre les irrévérences de l’auteur. Le nom du héros se répète tout haut et s’imprime en toutes lettres. Tandis qu’il voyage quelque part en Espagne, fumant des cigarettes, faisant la sieste et peut-être lisant Lothaire, sans s’apercevoir qu’il en a fourni les traits, des discussions s’élèvent, des paris s’engagent dans les clubs de Londres sur ses sentimens religieux. « Il est sincèrement catholique, et il l’est pour jamais, » disent les uns. « Il va rentrer dans le giron de l’église anglicane, disent les autres : comment en serait-il autrement, puisqu’après tout Lothaire reste fidèle à l’anglicanisme ? » Enfin, ce qui est le comble de la popularité, ce qui met de nos jours aux succès littéraires le dernier sceau, Lothaire, à peine au monde, est passé en étiquette commerciale : son nom a déjà servi à baptiser un parfum nouveau.

Certes un roman politique et théologique de M. Disraeli est aujourd’hui un événement qui explique cette émotion. C’est chose assez extraordinaire en effet qu’au milieu des soucis et des travaux attachés à son rôle le chef d’un parti parlementaire, le leader de l’opposition trouve le temps d’écrire un roman. Si l’on songe aux luttes qui se sont livrées depuis trois ou quatre ans dans la chambre des communes, à la part que M. Disraeli a dû y prendre, l’étonnement redouble. Une telle publication témoigne d’une activité et d’une liberté d’esprit, d’une sérénité d’imagination, auxquelles je rends volontiers hommage. Cela dit, et malgré le bruit qu’elle fait, convient-il de prendre au sérieux l’œuvre nouvelle de M. Disraeli ? Ce serait, je le crains, se méprendre et sur la valeur du livre et sur le but de l’auteur. Montesquieu raconte qu’après une longue journée passée sur le Digeste, il écrivait le soir, pour se délasser, une lettre persane. Il abordait en se jouant les questions du jour, il résolvait haut la main les problèmes les plus graves, il se moquait du parlement et de l’académie, il mettait le système de Law en parabole, il tournait en ridicule les mœurs contemporaines. Montesquieu croyait n’écrire que « pour les têtes bien frisées et bien poudrées, » et il a fait un chef-d’œuvre. Je m’imagine que Lothaire est né à peu près de même. Le lendemain de quelque grand débat sur la réforme ou sur l’église d’Irlande, M. Disraeli écrivait un chapitre de