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et les livres, les discours et les conférences. « Assez de paroles, s’écriait dernièrement un ouvrier dans une réunion populaire, assez de paroles, depuis longtemps il s’en dit des millions de milliards. Où sont les faits ? » Des exemples ont été invoqués, qui ne sont rien moins que probans, comme ceux des banques d’Allemagne ou des pionniers de Rochdale. D’où vient cette stérilité après tant d’efforts ?

Cette déconvenue ne doit pas surprendre. Elle était dans l’ordre des choses. C’est que le régime des sociétés anonymes ne doit s’appliquer qu’aux spéculations trop vastes ou trop aléatoires pour les forces individuelles. On pourra peut-être, après bien des efforts, faire surgir quelques situations exceptionnelles ; dans la généralité des cas, l’organisation du commerce et de l’industrie sera maintenue parce qu’elle est le produit non de l’arbitraire des hommes et des lois, mais de la nature des choses et de la nature humaine. N’ayons ni regrets ni impatience de l’inutilité de ces tentatives ; le rôle que les ouvriers voulaient saisir est rempli d’une manière plus satisfaisante, au mieux des intérêts de tous, par la bourgeoisie. Quant à la population ouvrière, il est des moyens plus sûrs d’élever sa destinée. La fable antique nous rapporte que Phaéton, voulant suppléer Phœbus son père, fut précipité du haut des cieux et faillit embraser le monde ; il avait cependant le même char, les mêmes coursiers et suivait la même route, mais l’expérience et l’autorité lui manquaient. En réalité, il importait peu à la terre d’être éclairée par Phaéton ou par Phœbus ; de même il est de peu d’intérêt pour la société de prendre ses approvisionnemens et son crédit dans des établissemens coopératifs ou dans des établissemens bourgeois. L’échec de la coopération est donc sans grave conséquence sociale. C’est à peine si l’on peut dire de ce système qu’il succombe dans une grande entreprise : magnis tamen excidit ausis.


III

Ce serait peu connaître la nature humaine que d’espérer convertir les novateurs par l’expérience des faits ou la logique des idées. L’imagination domine ces esprits aventureux qui n’ont pas le sens de la réalité. La réforme sociale est devenue pour eux une foi qui s’est emparée de toutes leurs facultés, et qui ne subit aucune défaillance. Vaincus dans le présent, ils sont, disent-ils, assurés de l’avenir. C’est un procédé commode que de se rejeter sur les siècles futurs pour l’accomplissement des promesses que l’on a faites à la génération présente ; mais ce long espoir et ces vastes pensées ne conviennent guère à l’homme, créature passagère, limitée dans