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humaine avait rendu prudent écrivait un jour : « Je n’aime pas à parler des vivans, parce qu’on est exposé de temps en temps à rougir du bien et du mal qu’on en a dit, — du bien qu’ils gâtent, du mal qu’ils réparent. » Heureusement pour moi, des juges nombreux, d’une autorité incontestable, placés à des points de vue très différens, Macaulay, le chevalier Bunsen, l’archevêque Manning, sir George Cornewal Lewis, lord Lytton, — je ne nomme pas ceux dont les paroles pourraient être soupçonnées d’adulation, — se sont exprimés sans réserve sur les hautes facultés, sur le caractère de M. Gladstone, et sa conduite a jusqu’ici fait honneur à leurs témoignages. A soixante et un ans, chargé de la responsabilité attachée à des actes d’une suprême importance, dans une situation qui engage sa vie, M. Gladstone peut être considéré comme désormais à l’abri de cette instabilité qui a compromis la gloire de tant d’hommes politiques et trompé tant de prévisions.

M. Gladstone est cependant une nature compliquée. Il a pour le moins deux âmes : l’une est celle de l’homme d’affaires et de l’homme pratique, attentif et docile aux exigences du temps, avec la fécondité d’esprit qui trouve les moyens et la décision de volonté qui les met en œuvre ; l’autre est l’âme spéculative, amoureuse de théologie, qui s’oublie parfois dans la contemplation de ses chimères, facilement emportée par une logique décevante, tournée non sans quelque regret vers le passé, comme la première se tourne avec une confiance un peu forcée vers l’avenir. Encore mêlées et confondues dans sa jeunesse, ces deux âmes se sont un instant querellées, et la seconde a failli l’emporter. Depuis qu’elles sont parvenues à se séparer, contentes d’avoir chacune leur part de l’existence et des affections de M. Gladstone, elles vivent en paix côte à côte, et il n’est pas probable que leurs dissensions troublent de nouveau sa vie.


I

C’est un mérite assurément, et qui n’est pas médiocre, de se montrer digne de son bonheur et de ne pas se croire dispensé de tout effort par les complaisances de la fortune. Ce mérite, personne ne peut le contester à M. Gladstone. Le travail sans relâche, un courage qu’aucun combat n’épuise, même ceux qu’il faut livrer contre ses amis, le courage plus rare encore de résister à ses propres préjugés et d’en faire à propos le sacrifice, l’application la plus vigilante à étudier les besoins publics, la sagacité qui les reconnaît, la bonne volonté de les satisfaire coûte que coûte ! voilà quelques-unes des qualités déployées par M. Gladstone dans une carrière qui dure depuis bientôt quarante ans. Il a été chargé pour la première fois de diriger le parti libéral en 1865, après la mort de lord