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d’une source invisible, suffisaient pour faire en quelques heures d’un nom obscur un nom presque glorieux.

La veille encore ce poète n’était qu’un inconnu ; on savait tout au plus que c’était un jeune homme d’une bonne famille de province qui avait été un moment dans les gardes du corps du roi, et qui avait passé avec une timidité furtive dans quelques-uns de ces salons où la grâce faisait les renommées. Le lendemain il était recherché et fêté ; ses vers retentissaient dans le monde élégant et lettré, où l’on se montait la tête pour lui, selon le mot de Fontanes. Les femmes se laissaient attendrir par cette mélopée du cœur qui rajeunissait le langage de la passion. Talleyrand lui-même, qui n’y avait pourtant aucun intérêt, écrivait un matin à une grande dame qu’il venait de passer la nuit à dévorer le petit volume. Le roi Louis XVIII, qui se faisait lire des fragmens des Méditations par le duc de Duras, se flattait d’être l’auguste d’un nouveau Virgile. M. Pasquier, alors ministre des affaires étrangères, s’empressait de donner à l’auteur le titre longtemps sollicité de secrétaire d’ambassade, et trois jours après l’apparition de son livre Lamartine partait pour Naples, se dérobant à sa gloire naissante, heureux comme poète de cette fleur de popularité soudaine, heureux aussi d’être ramené par le hasard d’un noviciat diplomatique dans ces contrées au « ciel tiède, » à la « mer bleue, » à la « terre embaumée, » qui n’avaient rien d’inconnu pour lui, où il allait retrouver les rêves de son adolescence voyageuse. Lamartine avait alors vingt-neuf ans ; il entrait dans la carrière sous le rayonnement de ces vers immortels, première et légendaire expression d’une merveilleuse nature faite pour vibrer à tous les souffles des émotions et des ambitions humaines.

« Quelle carrière, pourrait-on dire avec Sainte-Beuve, depuis l’heure où Lamartine chantait le Lac et l’Isolement jusqu’au 24 février 1848, » jusqu’à ces premiers jours de 1869 où il tombait cassé et vaincu par la vie ! Et pourtant ce fut toujours le même homme. S’il y eut jamais un être humain privilégié en venant au monde, et qui dans ses métamorphoses les plus étranges, dans tout ce qu’il a été par l’imagination ou par l’action, ait gardé les premières empreintes de la jeunesse, c’est Lamartine, le Lamartine de tous les temps aussi bien que le Lamartine de 1820. Celui-là n’a connu ni les durs apprentissages, ni les luttes obscures et ingrates, ni la précision des fortes disciplines, ni les épreuves sévères de la réflexion et de la raison ; tout a été chez lui instinct, sentiment, inspiration, effusion, et mille fois il l’a dit avec cette complaisance pour lui-même que rien n’a jamais lassée : « je n’aime pas l’effort. » Pour lui, la nature avait tout fait, elle lui avait d’abord donné le génie ; sa mère, son éducation, son pays, son temps, firent le reste.